7. L’Individualisme anarchiste et le Communisme. L’idée de valeur. Les revendications individualistes dans le domaine économique
65) Critique du communisme.
Que les instruments de production, que le capital soient détenus par la minorité des possédants actuels ou qu’ils soient détenus par l’État, la Collectivité ou la Communauté, c’est le même résultat pour l’être individuel, aussi dépendant d’une façon que de l’autre. Que les monopoles et les privilèges soient transportés des grosses associations capitalistes à la Communauté, l’être individuel est toujours aussi dénué de ressources qu’auparavant. Au lieu d’être dominé économiquement par la minorité capitaliste, il l’est par l’ensemble communiste. Il n’a rien en propre. C’est un esclave.
Le Communisme n’est autre chose que la doctrine du monopole appliquée par le Peuple au lieu de l’être par les Monopoleurs. C’est l’ensemble social devenu, à son profit, le suprême exploiteur des forces et des énergies individuelles, à la place de la minorité des Privilégiés.
Qu’est, en résumé, le communisme ? C’est un système économique au moyen duquel toutes richesses naturelles et tous produits du travail, fournis par chacun « selon ses forces », sont distribués à chacun « selon ses besoins », d’après un mécanisme donné — du bureau de statistique centralisateur à la méthode de « mise et de prise au tas ».
En régime communiste libertaire, les individus sont censés jouir de toute liberté, sauf de celle de produire pour eux-mêmes et de disposer à leur gré de leurs produits, par exemple de les échanger avec leurs voisins en dehors d’un mécanisme réglé, fixé d’avance.
Que présente ce système d’anarchiste ? C’est du collectivisme déguisé, libéralisé, édulcoré. Qu’on retourne le communisme par tous les bouts, on arrivera toujours à un point où, bon gré, mal gré, l’individu devra se sacrifier à la Collectivité ou à la Démocratie communiste.
Tant qu’une société ne permettra pas à une unité humaine quelconque de manger, de se vêtir, de se loger, d’échanger ses produits, de disposer des résultats de son labeur personnel, de répandre et de vivre ses idées à sa guise et sans contrôle aucun — à condition qu’elle ne domine, qu’elle n’exploite personne — l’individualiste considèrera son fonctionnement comme archiste, autoritaire.
66) La mise et la prise au tas.
A-t-on jamais défini sérieusement le système de « mise et prise au tas » ?
Il faudra, évidemment, une méthode d’emmagasinement pour chaque sorte de produits, chaque espèce d’utilité. Qui en surveillera la qualité ? Comment évitera-t-on la sur ou la sous-production ? Comment s’opposera-t-on à ce que les premiers venus n’emportent le meilleur et plus que leur compte ? Perquisitionnera-t-on chez X, sur dénonciation, pour vérifier s’il n’a pas conservé ou emporté partie de son produit, ou si tel objet possédé par Y a passé ou non par « le tas » ?
Pour conscientes que soient devenues les unités humaines, dès lors que l’aspect économique éclipse tous les autres aspects de l’existence, il n’y a que la contrainte qui puisse les empêcher de contrevenir à une règle donnée, dès qu’ils y ont avantage.
Le communisme n’est compatible qu’avec la morale du renoncement — c’est-à-dire avec une morale d’esclaves.
Pratiquée en grand, la méthode de mise et de prise au tas exige une administration des choses compliquée, tracassière et inquisitoriale comme le sont toutes les administrations.
Tout ce qui précède a été écrit avant que soient connus les procédés auxquels ont dû avoir recours les gouvernants communistes de la Russie, non seulement pour se maintenir au pouvoir, mais encore pour amener le triomphe au moins d’un minimum de leurs doctrines. Il est avéré, au moment où paraît ce livre, qu’ils n’ont pu arriver à se stabiliser dans la direction de l’administration des choses que grâce à une méthode de compression-restriction qui ne le cède en rien à l’absolutisme autocratique.
67) La possession du moyen de production et la libre disposition du produit.
Le communisme écarté, reste donc à découvrir une méthode qui, tout en ne laissant subsister aucun vestige d’exploitation de l’homme par l’homme (ou par la collectivité) ou de domination de l’homme (ou de la collectivité) sur l’homme, sauvegarde la dignité individuelle, s’accorde avec l’intérêt de chacun, ne lèse personne, du produit. ferme la porte au parasitisme, à l’oisiveté, à la paresse, ne fruste qui que ce soit du plaisir résultant de l’accomplissement de son propre effort en permettant à l’être individuel l’emploi le plus intense de ses facultés d’initiative. Jusqu’à ce qu’on en rencontre une meilleure, la méthode d’échange des produits de producteur à producteur-consommateur ou, naturellement, entre associations de producteurs-consommateurs, paraît répondre à ces desiderata.
Qu’on nous entende bien : les individualistes sont contre la domination de l’homme sur l’homme et l’exploitation de l’homme par l’homme. Ils en sont les irréconciliables adversaires, comme du parasitisme ; mais ce que l’individu a produit par son effort personnel, cérébral ou musculaire, sans exploiter autrui ou le faire travailler à son profit ; ce produit, quel que soit le système économique qui régisse le milieu social, ils en revendiquent pour lui la libre et entière disposition. Ils considèrent l’avoir comme la conséquence de l’être et ils ne pensent pas raisonnable ni concevable la liberté d’être sans la liberté d’avoir. Ils considèrent comme contraire à la dignité de l’individu tout système, tout arrangement politique ou social qui nie au travailleur la faculté de recevoir en raison de son effort. « A l’unité humaine selon son effort ». Voilà la formule qu’ils opposent à toutes celles qui, sous une apparence de générosité, voilent l’exploitation organisée du travailleur par l’État ou l’administration socialiste ou communiste. Ils n’admettent pas que celui qui peut produire 10, par exemple, soit forcé, contraint, obligé d’assurer les besoins de celui qui ne produit que 2. Cela leur semble une prime à la fainéantise. Ils n’admettent pas que celui qui apporte tous ses soins à obtenir un produit de qualité supérieure soit forcé, contraint, obligé de satisfaire les besoins de celui qui s’insoucie de la qualité de sa production. Ils veulent pouvoir traiter de gré à gré, producteurs, avec les consommateurs de leur produit, en discuter avec lui la valeur, sans ingérence légale ou administrative.
Ils comptent sur la concurrence entre producteurs pour empêcher cette faculté de dégénérer en une exploitation des consommateurs. Une concurrence basée surtout sur la qualité des produits et la possession par les producteurs concurrents — isolés ou associés — d’outils de production similaires, car si les individualistes, sont pour le produit au producteur et la concurrence dans la production, ils sont aussi contre les monopoles et les privilèges et ils ne comprennent la concurrence qu’avec équité au point de départ. Ils revendiquent, quel que soit le régime économique ou social, la faculté d’émettre ou faire circuler telle valeur d’échange représentative du montant des échanges entre producteurs et consommateurs, ayant cours libre — mais non légal ni forcé — entre les intéressés ou ceux à qui il convient de s’en servir.
Il va de soi que demeurant maître de son produit, en pouvant disposer à sa guise, certain de produire pour son compte et garanti contre l’exploitation d’autrui ou du milieu, le producteur apporterait toujours plus de soin à la confection de son produit, pourrait l’amener au degré de perfectibilité ou de qualité le plus élevé qu’il lui serait possible d’imaginer. Ce ne serait plus l’œuvre anonyme, dont on ignore la destination et qu’on bâcle, insoucieux d’éveiller chez le consommateur le désir d’utilités mieux conditionnées ou plus raffinées.
La libre disposition du produit entraîne la possession du moyen de production — qu’il s’agisse de l’outil ou du sol. Mais au sens individualiste anarchiste, la propriété n’a jamais consisté, il faut le réitérer, qu’en la possibilité de faire valoir individuellement, par couples, par familles, selon la nature ou l’élection, l’étendue de terrain indispensable aux nécessités de l’unité sociale ou de la famille. A condition de ne pas la faire exploiter par quelqu’un à son service ou de l’affermer. Cette possession n’empêche nullement que chaque fois qu’ils en trouveront l’occasion, les individualistes anarchistes s’unissent pour les travaux (battage, fauchage, récolte, etc.) susceptibles d’être effectués en association.
68) Point de vue individualiste de l’association.
D’ailleurs, les individualistes ne prétendent pas que l’individu isolé peut produire tout ce qui est nécessaire à sa consommation et que pour certaines productions surtout industrielles de grande envergure, force ne soit pas de recourir au travail en association. Mais ils souhaiteraient que le travail, en général, au lieu de s’accomplir dans les usines, dans les ateliers, en commun en un mot, tende toujours plus à s’individualiser, c’est-à-dire que la possession de l’instrument de production par le producteur soit le normal et non l’exceptionnel, de même que la création ou la distribution de la force motrice à domicile.
Comme maintes des expériences de la vie des hommes, les individualistes ont tendance à considérer l’association comme un pis aller, comme un expédient, car, même alors qu’elle lui est le plus favorable, l’individu y laisse toujours de son indépendance. Mais puisqu’il est impossible de s’en passer, que l’association soit alors à tendance franchement individualiste ; c’est-à-dire qu’elle soit conçue de telle façon que jamais l’associé ne soit placé dans un état d’infériorité à l’égard de l’association, mais que leurs rapports s’effectuent sur un pied d’égalité.
69) Le Producteur rationnel et la production rationalisée.
Actuellement, les outils de production sont confectionnés exclusivement en vue de faire prévaloir la production collective sur l’individuelle. La machine à vapeur, en instaurant le règne de la production en collectivité posait en même temps la première pierre des trois édifices qui symbolisent l’âge où nous évoluons : la caserne, l’usine, la prison modèles.
Peut être s’en est-il fallu de peu de chose que l’évolution humaine fût orientée dans un sens tout autre qu’elle l’est, c’est-à-dire dans le sens de l’indépendance de l’être individuel (considéré par rapport au milieu). Il semblait que le Moyen Age dans la période la plus florissante de l’artisanat, indiquât cette tendance et que l’affermît la Renaissance, époque où l’artiste prévaut. Mais voici qu’est advenu le règne de la Machine à vapeur, de la Production en séries, lequel en supprimant ou réduisant à un minimum l’initiative du producteur individuel. l’a réduit au rôle de conducteur ou surveillant de machine, d’automate ouvrier. Or, qui dit ouvriérisme dit en même temps ruine de l’artisanat, disparition de l’individualisme dans la production.
Plus le travail deviendra rationnel et plus il se restreindra à la production : 1° d’une alimentation, d’une vêture et d’un abri sains, hygiéniques, marqués au sceau de la personnalité ; 2° à l’entretien des moyens d’échanger la pensée. Plus s’accentuera la disparition d’une foule d’industries inutiles ou parasitaires.
Qui s’en plaindra ? Est préférable la restriction des besoins personnels, dans le sens de la suppression des besoins inutiles. à la restriction de la liberté de la personne. Les individualistes anarchistes sont des individualistes avant d’être des producteurs et des consommateurs. L’individualiste tendra à renoncer à toute consommation qui risque de l’asservir.
De même qu’il considère comme inique qu’on le force à payer un impôt pour un service public ou social qui l’indiffère, l’individualiste n’admettra jamais, en régime « libertaire », qu’on le force à contribuer à des productions qui lui paraissent sans utilité pour le développement normal des compagnons auxquels il s’associe. S’il ne voyage pas et qu’il ne tienne pas à recevoir de visiteurs éloignés, il n’entend pas qu’on le force à contribuer aux frais d’entretien des rapides et de leurs conducteurs. C’est à ceux qui voyagent ou qui tiennent à recevoir des visites d’étrangers qu’il échet de s’en préoccuper.
Quant aux moyens employés pour régler en toute période les conditions de l’échange des produits de gré à gré entre producteurs-consommateurs individuels ou groupés, une chose est certaine : c’est que si cette méthode est adoptée par des individualistes anarchistes, ce sera par libre entente et, de près ou de loin, rien n’y rappellera l’autorité ou l’exploitation. Il appartient ou appartiendra à ces camarades de régler volontairement, entre eux, les détails de leur activité économique.
D’ailleurs, une fois en possession du moyen individuel de production, peu importe le reste. Tant mieux pour le producteur individuel qui, sans faire œuvrer personne pour son compte, obtient un meilleur rendement que son camarade, peut-être parce que sa consommation est plus considérable que la sienne, peut-être parce qu’il tient à donner à l’œuvre de ses mains un cachet de fini dont son ami ne se soucie pas. Tant mieux pour ceux avec lesquels il échange ou troque des produits, si ses chaussures sont mieux cousues, son blé moulu à ravir, ses fruits délicieux, sa brochure admirablement tirée, sa tunique finement tissée. Cela ne peut qu’inciter les autres à mieux faire, leur servir de stimulant. Tant mieux pour lui s’il obtient en échange davantage de produits ou des produits plus finis. Il est équitable qu’il tire de son effort individuel tout ce que celui-ci peut lui procurer. L’individualiste ne saurait en être jaloux ; d’autant moins jaloux qu’il n’interviendra pas plus dans la consommation de son voisin que celui-ci n’interviendra dans sa production à lui.
La détermination des besoins est question d’appréciation personnelle et tel objet de consommation qui semble à l’un indispensable peut paraître à l’autre une superfluité. Il semble équitable que celui qui consomme davantage produise davantage. Un individualiste refusera, en bonne camaraderie, de produire, lui qui consomme peu ou qui raisonne sa consommation selon une conception personnelle, de produire obligatoirement pour le camarade qui consomme beaucoup ou selon une méthode qui, tout bonnement, ne lui plait pas. Le faire ne serait pas pratiquer la camaraderie, mais subir l’exploitation.
70) Le nivellement perpétuel.
D’autre part, le souci le plus grand des sociétés-futuristes communistes petits ou grands, c’est le nivellement sur toute la longueur de la route. Il est bien entendu que le producteur déposera tout ce qu’il aura produit au magasin collectif, au tas communiste ou dans la modeste chambre aux provisions. On peut même prévoir des fonctionnaires collecteurs qui ramasseront les produits remis au délégué, à la direction de chaque atelier ou section, et les centraliseront. Il est bien entendu qu’on partagera les produits entre tous, qu’on les distribuera à tous, avec ou sans contrôle ! Le rêve communiste, la poursuite de l’égalité chimérique, de l’égalité qui implique négation de l’individualité, puisque égalité égale nivellement — c’est de faire de la dépendance du milieu, de la sujétion à l’ensemble social, une méthode inévitable — sous prétexte que c’est plus rationnel — au lieu de la considérer comme un accident à éviter. C’est d’exiger en principe le sacrifice de l’Individu à la Masse.
Or, l’individualiste anarchiste est un être fier, un individu qui ne se sacrifie pas plus qu’il n’exige le sacrifice d’autrui, même s’il y trouvait son profit. Et il n’abandonnera pas bénévolement à tout le monde le produit de son effort, il le troquera, ou le cédera gratuitement, mais à qui lui plaît. N’ayant eu besoin d’exploiter personne pour transformer en objet de consommation la matière brute ou déjà travaillée qu’il a obtenue en échange ou don, il n’aura de compte à rendre à personne. Ce qui le fera bon camarade avec tous en vertu de ce que nous apprend l’expérience : que moins on est comptable à autrui, mieux on se trouve.
Pour imposer le sacrifice de l’effort individuel au milieu, l’autorité ou la suggestion sont nécessaires. Pour arracher à l’individu la plus-value résultant de son propre travail, il faut employer la violence. Le nivellement perpétuel postule l’État régulateur, sous une appellation quelconque.
71) La thèse individualiste dans le domaine économique.
Un état de choses mondial ou territorial dans lequel existerait l’équité au point de départ est-il possible ? La question est difficile à solutionner actuellement. Et nous y reviendrons. Ces lignes sont surtout écrites pour indiquer les différences qui séparent l’individualisme anarchiste du communisme anarchiste. Le premier repose sur une base essentiellement éthique : en premier lieu et avant tout l’individu libre, indépendant du milieu, même si c’est à son détriment matériel. Le second, hypnotisé par les conditions où s’opère la production-travail collectif par des engins actionnés par une force motrice commune, ne considère plus l’être individuel qu’en fonction du milieu social ; dès qu’il s’agit de l’augmentation du bien-être, il ne parle plus que de concessions ; il prétend que c’est plus raisonnable, plus scientifique : il ne fait plus appel qu’à l’intérêt, au moindre effort ; dès lors qu’il s’agit de l’économique, il n’est plus pour lui ni fierté, ni dignité individuelle.
L’individualiste anarchiste, lui, ne fait passer l’intérêt économique qu’en second lieu. Plutôt une hutte, un verre d’eau et une poignée de châtaignes, que la besogne en commun avec qui ne lui plait pas.
Que toute la civilisation périsse, avec ses maisons à vingt étages, ses ascenseurs, ses aérobus, ses rapides, son télégraphe sans fil, son cinéma, si tout cela doit augmenter la dépendance de l’individu. L’Individualiste ne veut pas que le Milieu social solutionne pour lui sa question économique ; il veut la résoudre lui-même, pour lui-même, par lui- même.
Voilà l’état d’esprit individualiste dont il faut bien se pénétrer pour comprendre la thèse individualiste anarchiste au point de vue économique.
72) Un point de vue individualiste de la valeur.
L’étude qui suit sur la valeur considérée en se plaçant à un point de vue individualiste va nous permettre de revenir sur des points qui n’ont été qu’effleurés dans les paragraphes précédents ; mais leur importance est telle qu’il nous a paru indispensable de leur donner tout le développement qu’ils réclament.
73) Valeur intrinsèque et Valeur mesurable.
Dire que les objets appropriables ont une valeur intrinsèque, c’est émettre une proposition évidente, un truisme que ne peut annuler ou battre en brèche aucun ergotage, aucun sophisme. On peut, certes, on pourra, par un dispositif légal, décréter que les utilités nécessaires à la vie de l’homme ne possèdent par elles-mêmes aucune valeur mesurable, c’est-à-dire aucune valeur qui les rende susceptibles d’être échangées de gré à gré contre d’autres utilités de valeur mesurable ; cela ne saurait empêcher qu’un morceau de pain, un verre d’eau, une couverture, un dictionnaire auront, dans tous les temps et dans tous les lieux, une valeur intrinsèque très considérable pour tout être humain qui a besoin de manger, de boire, de se réchauffer, d’être renseigné sur la signification exacte d’un vocable. Les choses appropriables ou, comme disent MM. les économistes, les utilités, possèdent donc une double valeur : une valeur absolue, la valeur qu’elles ont par elles-mêmes, correspondante au besoin humain qu’elles sont destinées à satisfaire, autrement dit une valeur intrinsèque ; et une valeur relative ou mesurable par une autre valeur appelée valeur d’échange, grâce à laquelle l’utilité peut être troquée contre une autre utilité, être négociée, devenir un objet de commerce.
C’est de la valeur mesurable dont nous voulons nous occuper ici.
74) La Valeur mesurable et le point de vue individualiste.
Etant donné la conception individualiste anti-autoritaire ou anarchiste de l’activité humaine au point. de vue économique, et les revendications auxquelles elle donne lieu — possession individuelle et inaliénable du moyen de production ; disposition libre et entière du résultat de l’effort strictement personnel ou « produit » ; absence d’interventionnisme sous tous ses aspects ; abolition de la domination de l’homme sur l’homme ou le milieu ou réciproquement, de l’exploitation de l’homme par l’homme ou le milieu et vice-versa ; étant donné cet exposé succinct des aspirations de cet individualisme : y a-t-il utilité ou profit pour l’individualiste — producteur ou consommateur — à ce que les objets appropriables ou utilités économiques soient doués de valeur mesurable, possèdent une valeur d’échange ?
75) Définition actuelle de la Valeur mesurable.
En premier lieu, avant toute discussion, il est nécessaire de définir ce qu’il faut entendre par « valeur » dans les circonstances économiques actuelles.
Il nous est avis que la définition ci-dessous explique fort bien en quoi consiste la valeur.
La valeur est le rapport entre deux besoins et deux puissances : besoin d’échange et puissance d’offre de la part du producteur ou détenteur de l’utilité économique — besoin d’appropriation et puissance d’achat de la part du consommateur ou intermédiaire.
Tout ce que l’on veut comprendre dans ce rapport : prix de revient, amortissement, quantité de travail matérialisé, équivalence de services humains et tutti quanti, tout cela n’est que subsidiaire. Etant donné les conditions de la vie économique actuelle, la valeur est le rapport entre l’offre et la demande de toute utilité ou objet de consommation.
Deux ou trois exemples « en feront foi » :
Il pleut : un camarade a besoin d’un parapluie. Il a en poche de quoi l’acheter. Il se rend chez un marchand de parapluies. Et il se produit ceci : c’est que s’il a besoin de s’approprier cette utilité et, grâce au contenu de sa bourse, la puissance de se le procurer, le marchand de parapluies ressent un besoin au moins égal au sien d’acquérir, grâce au bénéfice que lui laisse l’écoulement de sa marchandise, des utilités relatives à son entretien : aliments, vêture, gîte, etc. Deux besoins sont en présence, et il y a rencontre de deux puissances : puissance d’offre de son côté, puissance d’acquisition du côté du client. Le prix du parapluie peut varier : il peut être offert à 5 francs, à 10 francs, à 20 francs, à 50 francs, c’est-à-dire que la valeur peut différer en raison de la beauté ou de la solidité de l’étoffe qui a servi à le confectionner, du manche qui peut être en bois précieux ou posséder une poignée en argent massif. Mais ces variations ne sont que des accessoires ; s’il ne pleuvait pas, si ce camarade n’avait pas oublié son parapluie, ou encore si son porte-monnaie ne contenait que trente-cinq sous, on pourrait lui offrir pour 2 fr. 25 un parapluie tout soie avec manche en bois des îles, ce serait peine perdue.
D’où il s’ensuit que, pour qu’il y ait valeur mesurable, il est essentiel qu’il se produise une offre et une demande.
Là où il y a offre et point de demande, là où il y a demande et point d’offre, il n’y a pas lieu à valeur mesurable.
Second exemple : un autre camarade est sur le point de partir en qualité de commis-voyageur pour les îles Tahiti et, pour mieux réussir que ses concurrents, il a calculé qu’il lui serait extrêmement avantageux de posséder le dialecte plus ou moins maori qui se parle en ces îles lointaines et fortunées. Or on ne trouve là où il réside que de rares méthodes ou vocabulaires de ce dialecte, et cela, à des prix très élevés : 200 à 250 francs l’exemplaire, bien que très inférieurs quant à l’exécution et à la qualité aux ouvrages semblables pour l’étude des langues courantes, qu’on trouve dans le commerce à des prix très modérés. Il n’ignore aucune de ces particularités, mais il n’hésite pas cependant à faire la brèche nécessaire dans ses économies pour se procurer le vocabulaire dont il s’agit.
La rareté de la demande est, dans ce cas, un déterminant effectif de la valeur de l’utilité. Mais vendrait-on une telle quantité de méthodes ou de vocabulaires de ce dialecte que l’éditeur pût les offrir à 2 francs l’exemplaire ; s’il n’en a pas besoin, ledit camarade n’en achètera pas. De même si, en ayant besoin et n’ayant en poche que 1 fr. 75, il ne pouvait découvrir un moyen de se procurer les 25 centimes qui lui manqueraient.
Alors même que, tenté par leur bas prix, on achète des utilités dont on n’a pas un besoin immédiat, on le fait parce qu’on prévoit qu’elles feront faute ultérieurement. Si on ne prévoyait pas cet usage ultérieur, on les laisserait chez l’offrant, fabricant ou détenteur.
Cette définition de la valeur en tant que rapport entre deux besoins et deux puissances fait comprendre tout de suite le mécanisme de la hausse et de la baisse des prix, phénomène relatif aux variations de l’offre et de la demande.
Plus on a besoin d’une utilité, plus son prix s’élève, mais aussi plus s’accroît sa production.
L’augmentation dans la demande provoque, appelle l’augmentation dans l’offre.
Le nombre des offrants-fabricants ou détenteurs d’une utilité donnée, grossit en proportion de l’accroissement du nombre des acheteurs ; les offrants se font concurrence et le résultat de la concurrence est la baisse des prix.
C’est pourquoi la concurrence est le régulateur actuel du prix des utilités ou objets appropriables.
76) Abolition de la Valeur mesurable.
Il est évident que la définition de la valeur mesurable, telle que nous venons de la faire, ne laisse pas, dans son application de susciter un très grand nombre d’abus.
On peut en effet avoir un besoin urgent d’une utilité économique et se trouver dans l’impossibilité de l’obtenir — autrement dit il y a des consommateurs incapables de se procurer — faute d’instruments d’échange, espèces ou marchandises leur permettant de traiter avec le producteur ou détenteur — les objets de consommation qu’ils désirent.
Il y a des pauvres, des déshérités, des misérables de toute espèce qui se trouvent dans l’impossibilité absolue de s’approprier des utilités de première nécessité, indispensables à leur alimentation, à leur vêture, à leur gîte, à leur culture intellectuelle. Et autant d’êtres, autant de besoins différents.
Des esprits généreux et des doctrinaires remarquables se sont rencontrés pour déclarer ou expliquer qu’il était facile de mettre fin à cet état de choses déplorable en abolissant — non pas la valeur intrinsèque, comme des ignorants se l’imaginent — mais la valeur mesurable des objets.
Tous les systèmes proposés se réduisent, en dernière analyse, à ceci : à la suppression de l’échange direct entre individus produisant ou consommant, et au remplacement de l’intermédiaire individuel par l’intermédiaire-administration, intermédiaire à tel point privilégié qu’en dehors de lui aucune transaction ne peut avoir lieu.
Ces systèmes supposent que chaque membre de la société ayant droit à un travail assuré, on peut lui assigner le devoir de déposer le résultat de son travail, de son effort producteur, dans un magasin ou entrepôt, ou autre établissement.
En échange de cette remise ou abandon, il possède la faculté de se fournir dans ce magasin, cet entrepôt, ou dans tout autre, tout ce dont il a besoin pour sa consommation.
Il existe plusieurs écoles, divers projets et des plans de réalisation différents, mais tous — et le communisme libertaire en fait partie — veulent aboutir au même but : l’extinction du paupérisme non seulement par la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme, mais encore par celle des rapports directs entre la production et la consommation.
77) L’abolition de la valeur mesurable et ses conséquences.
L’abolition de la valeur supprime le producteur individuel, à commencer par l’artisan. En effet, dès que le coût du produit ne peut pas être proposé par le producteur et discuté par le consommateur, dès que le produit ne peut plus être offert directement par l’offrant au demandant et demandé par le consommateur au producteur, — dès lors enfin que toutes les transactions doivent avoir lieu par l’intermédiaire d’une administration impersonnelle et anonyme, il n’y a plus, il ne peut plus y avoir que production automatique, machinale, impersonnelle, collective. Le producteur ignore le consommateur de son produit — il travaille pour l’administration répartitrice. La production personnelle, à domicile, est condamnée à disparaître à bref délai, par crainte de fraude possible. Comment le producteur posséderait-il un seul outil de production, le moindre fragment de matière première ? — Comment détiendrait-il une parcelle de sa production ? — Qui l’empêcherait alors de trafiquer en cachette avec un consommateur voisin, ou de travailler en secret pour le compte de ce dernier ?
On peut douter que les systèmes de ce genre mènent à la disparition des inégalités économiques ; il semble, en revanche, qu’ils conduisent à une étroite limitation de l’autonomie humaine, si on veut les appliquer de façon à ce qu’ils aient le résultat qu’on leur prévoit.
Essayons impartialement de nous rendre compte jusqu’où peuvent atteindre ces limitations, en nous demandant — en amants impénitents que nous sommes de la dignité humaine — si les protagonistes de ces systèmes en ont bien calculé les conséquences logiques.
Il est évident que l’interdiction de mettre en rapport celui qui produit et celui qui consomme nivelle les besoins et donne à la production un caractère uniforme. L’ignorance du consommateur individuel mène à l’ignorance de la gamme des besoins personnels. Des vêtements taillés sur un même patron, des objets d’ameublement sans style, des édifices, des demeures ne se différenciant pas les uns des autres, ceci n’est pas nouveau. Le système de production appelé « confection » ou de fabrication dénommée par « séries », nous a accoutumés à l’absence d’originalité dans l’aspect de la plupart des choses dont l’homme se sert. Mais le règne de régimes semblables à ceux dont il est question ici, réduirait bientôt à néant tout ce qui reste encore chez le producteur, d’esprit de création, d’initiative, de tendance au perfectionnement du procédé de fabrication.
Le producteur anonyme n’a aucun avantage à faire un effort pour produire un objet qui diffère de ceux qu’il a produits jusqu’ici, pour modifier le moindre rouage de fabrication routinière, à laquelle il est attelé chaque jour pendant un nombre d’heures plus ou moins grand. D’ailleurs, la collectivité, l’ensemble social peut décréter, à la majorité, que telle production est inutile, en arguant qu’elle s’applique à des objets de luxe ou des utilités superflues très peu demandées, ou demandées par une si petite minorité qu’il ne vaut pas la peine de s’en préoccuper ; elle peut refuser ou défendre la reproduction ou la propagation d’une œuvre donnée parce qu’elle contredit le canon artistique ou économique en vigueur dans le milieu social. L’administration arbitre, en tant que représentant ou délégué de la collectivité, peut également refuser à n’importe quel producteur manuel et intellectuel, désireux de s’évader du dogme ou de la doctrine en cours, les moyens d’exprimer, d’exposer, de diffuser son opinion sur telle méthode de fabrication, ou tel procédé d’enseignement. Dépourvu du moyen de production, il lui est impossible de résister, de réagir, de s’affirmer.
Supposons qu’un camarade veuille produire pour son usage personnel des meubles sculptés ou autres objets façonnés avec originalité, dans l’unique dessein d’en orner sa demeure. Où trouver, comment se procurer les outils ou les matières indispensables à la réalisation de ce désir, si la majorité du groupement auquel appartient ledit camarade, ne voit pas la nécessité de se mettre en relations avec les pays où croissent les bois précieux dont il a besoin ou d’accomplir les recherches indispensables pour lui procurer les instruments de travail voulus ? Et si, moins ambitieux, un autre camarade exprime tout simplement le désir de critiquer le régime exécutif, le mode d’élection des administrateurs, l’application des décisions des majorités, etc., — où trouvera-t-il imprimerie, papier, éditeur, si la grande majorité du milieu où il évolue refuse de lui accorder la disposition des caractères ou des presses qui sont en son pouvoir ? Artiste, le voilà exposé à ne point trouver une seule salle pour exposer ses sculptures ou ses peintures, ou pour se faire entendre s’il est musicien ou acteur, dès lors que sa façon de peindre, sa manière de sculpter ou son jeu froisse les préjugés ou heurte les conventions de la collectivité dont il dépend. Inventeur, il connaîtra plus de déboires que dans la société actuelle, où il peut encore nourrir l’espoir de trouver dans la concurrence un débouché pour son invention.
On n’aperçoit dans les systèmes proposant la disparition de la valeur rien qui garantisse la faculté de produire un objet quelconque s’il sort de la catégorie des utilités courantes.
Le chercheur et le novateur seraient, dans pareilles sociétés, les plus misérables de tous les êtres.
On comprend le mot de Proudhon faisant de la valeur la pierre angulaire de l’édifice économique.
78) Les Bons de consommation.
On peut pallier à certains des inconvénients énoncés ci-dessus par l’emploi des « bons de consommation » délivrés à chaque producteur au fur et à mesure de son apport, de son dépôt au magasin commun, entrepôt central, etc. Ce système permet, jusqu’à un certain point, la possession d’outils ou engins de production au domicile du producteur. De plus, le bon de consommation qui peut être tout aussi bien « au porteur » que « nominatif » permet à celui qui le présente au guichet de l’administrateur-répartiteur, de se faire délivrer les utilités dont il a besoin, et cela dans n’importe quel établissement.
Cette méthode, qu’on peut supposer pratiquée sans difficulté, bat en brèche la notion de l’abolition de la valeur mesurable. On ne saurait imaginer la délivrance de pareils bons sans contrôle. On peut concevoir qu’en échange de toute sa production, on garantisse à un être humain toute sa consommation. Il est inconcevable qu’on délivre un bon de consommation ayant même puissance d’appropriation — j’allais dire d’acquisition — à deux producteurs dont l’apport se chiffre pour celui-ci par deux paires de sabots et pour celui-là par cent ressorts de montre. Il faut un étalon, quel qu’il soit. Ce sera l’heure de travail, le poids, le volume de l’objet, la qualité de la matière qui a servi à le confectionner, — mais il faut une mesure. Et cette mesure servira à déterminer la quantité et l’espèce d’utilité de consommation à laquelle donne droit le bon délivré au producteur. Ce bon de consommation représentera donc un salaire. Comme tous les salaires, il sera susceptible de discussion si on ne l’impose pas. En outre, s’il est nominatif, il pourra être l’objet de « thésaurisation » et s’il est au porteur, de « spéculation ». Je ne parle que pour mémoire de la mise en circulation de faux bons de consommation. L’emploi des bons de consommation est un système bâtard. Il supprime les rapports directs entre la production et la consommation, mais il ouvre la porte à toutes les fraudes qu’on entendait extirper par cette suppression et il ne présente aucun des avantages qu’offre la méthode des tractations de gré à gré.
79) Influence du Monopole et du Privilège dans la fixation actuelle de la valeur.
Il est évident que dans les conditions économiques auxquelles sont astreintes les sociétés actuelles, il n’y a que peu ou point de relations directes entre le producteur réel et le consommateur véritable. Le fait de l’exploitation, l’existence de la valeur. privilégiés, de monopoleurs, d’intermédiaires de tous genres, donne au produit une valeur souvent arbitraire et parfois fictive, grossit son prix de frais de toutes sortes. Le producteur réel est fréquemment un salarié qui loue ses bras à un accumulateur d’espèces et de moyens de production ; il n’a, dans un grand nombre de cas, jamais affaire avec le consommateur réel.
Même lorsqu’il possède l’outillage de production, c’est le plus souvent avec un intermédiaire, un revendeur qu’il traite, et il arrive qu’avant d’être acquis par le consommateur véritable, un produit a passé par de nombreuses mains intermédiaires. Du propriétaire d’usine privilégié, détenteur de machines colossales et loueur du travail de milliers de bras, au dernier intermédiaire, petit détaillant en échoppe, chacun prélève un taux d’intérêt, un bénéfice, un profit quelconque.
Je ne citerai que brièvement l’action très importante des Trusts et des Cartels — vastes associations de privilégiés douées d’une immense puissance d’achat, en possession de moyens de production énormes, organisées dans le but de « contrôler » la production d’un article ou d’une série d’articles de consommation, dans un territoire donné, et même à l’extérieur — parvenant ainsi à déterminer la quantité à produire et le prix de vente — ou encore monopolisant pour le monde entier l’extraction, la fabrication, la mise en vente d’un produit.
On peut donc affirmer que le libre jeu de l’offre et de la demande est vicié par les conditions dans lesquelles ont lieu actuellement la production et la consommation, ou plutôt par les conditions auxquelles sont astreints, pour entrer en rapport, le producteur et le consommateur réels. La fixation actuelle de la valeur n’a rien d’individualiste en soi. Elle ne dépend ni de ceux qui produisent ni de ceux qui consomment : elle dépend de ceux qui exploitent le travail individuel.
80) Une définition individualiste de la valeur.
Etant donné un milieu où le producteur possède à titre inaliénable le moyen de production, dispose à son gré et sans restriction aucune du résultat de son effort personnel — ne produit que ce qu’il est apte à produire par soi-même, qu’il travaille isolément ou en association ; étant donné un milieu où on ne connaît ni l’exploitation de l’homme par l’homme ou le milieu ou réciproquement, ni l’interventionnisme gouvernemental ou administratif à n’importe quel degré — sur quelles bases serait établie la valeur des utilités économiques ? Comment la définirait-on ?
Il est nécessaire de faire remarquer que dans pareil milieu humain, il n’y aurait plus d’accaparement possible — que l’épargne ne pourrait même se transformer en accumulation, vu la limitation des capacités productives de l’unité humaine — qu’il n y aurait plus en présence que des producteurs — non plus des acheteurs et des vendeurs — ou des associations de producteurs désireux de troquer l’utilité qu’ils produisent contre d’autres utilités qui leur font besoin.
Il est rationnel, dans ce cas, que la valeur soit l’expression normale de l’effort individuel du producteur, c’est-à-dire corresponde à ce que le produit a coûté de peine, de labeur, de travail. Proposée par le producteur-offrant, la valeur est discutée par le producteur-demandant, en raison de l’intensité plus ou moins vive de son besoin de l’utilité à laquelle elle s’applique.
Assigner à un produit une valeur qui corresponde à la peine qu’il a coûté, c’est l’équité même, car il est de toute évidence que sa confection plus ou moins parfaite dépend du soin qu’on y a apporté. Question de terrain et de phénomènes atmosphériques mise à part, un champ qu’on se sera donné du souci pour cultiver produira — toutes choses étant égales — davantage que celui qu’on aura négligé. Et il en est de même dans tous les domaines de la production. Et la peine qu’a coûté un produit peut s’entendre non seulement de son obtention, mais encore de tous les efforts faits pour le présenter au consommateur. Baser la valeur d’un produit sur la peine qu’il a coûté, c’est de « consommateur » à « producteur » pratiquer la réciprocité, la base unique sur laquelle peuvent se fonder les rapports entre hommes animés de la volonté de ne léser jamais autrui. Evaluer un produit selon les efforts accomplis pour l’obtenir, cela revient à offrir pour telle utilité de consommation dont vous avez besoin, un produit ou une valeur d’échange d’autant plus avantageuse ou profitable que cette utilité est mieux conditionnée.
Il est évident que dans les termes « effort individuel », « produit », « peine », « labeur », « travail », rentrent tous les éléments nécessaires à la détermination complète de la valeur : rareté de la matière première, frais de transports, amortissement d’outillage, etc., quels qu’il soient.
81) Régulateurs de la valeur.
S’il s’agit d’utilités d’usage courant provenant d’un grand nombre de producteurs, la concurrence est tout indiquée pour servir de régulateur à la valeur, laquelle variera alors au dedans de limites très étroites et ces variations seront généralement relatives à la qualité ou à la perfection d’exécution des objets offerts.
S’il s’agit d’objets d’usage moins courant, rares, précieux, spéciaux, s’adressant à un petit nombre de personnes, il est clair que la concurrence étant restreinte, la valeur serait l’objet de tractations plus étudiées entre l’offrant et le demandant. Plus le producteur aurait montré d’originalité, d’initiative, de savoir-faire, de raffinement dans l’exécution de l’objet, plus la valeur de celui-ci s’en ressentirait. Il ne faut pas oublier, pour en revenir à la question du régulateur de la valeur, qu’aux associations de producteurs-offrants répondraient les associations de producteurs-demandants.
La concurrence — dans son sens absolu — les associations de producteurs-demandants (ou consommateurs) suffiraient, selon nous, dans un milieu individualiste, au rôle de régulateurs de valeur, S’il est vrai, en effet, que par suite de l’inexpérience du producteur le produit ne corresponde pas toujours à l’effort qu’il a coûté, il n’en est pas moins évident que par le jeu de la concurrence — une concurrence-émulation et non une concurrence sauvage — les négligents se trouveraient amenés naturellement à se soucier davantage de la qualité de leur production.
82) Raison d’être de la valeur mesurable.
A quoi servirait la faculté, pour le producteur, de fixer une valeur à son produit, si cette valeur n’était pas mesurable, par une autre valeur ? Car — ne l’oublions pas — c’est cette qualité de mesurable qui rend un objet, une utilité économique, susceptible d’être échangée. On ne peut échanger, on n’échange pas, un objet dont on ne peut mesurer la valeur, peu importe le rapport auquel on a recours. Un roitelet nègre — s’il en existe encore — peut échanger un kilogramme de poudre d’or contre un habit d’académicien, ou bien une paire de défenses d’ivoire contre un bicorne de garçon de recettes ; il y a toujours un rapport entre les objets échangés, une valeur mesurable ; le kilogramme de poudre d’or par la défroque académique, la paire de défenses par le bicorne de l’encaisseur bancaire. Un consommateur peut n’avoir pas besoin de l’objet même qu’il se procure, mais il se l’approprie à titre d’instrument de troc destiné à se procurer une utilité qu’il trouvera chez un tiers qu’il sait soucieux d’obtenir ledit objet.
Il est donc utile, non seulement que la valeur du produit offert soit mesurable, mais qu’elle le soit de telle façon que le consommateur puisse, en l’échangeant, se procurer, le cas échéant, d’autres produits impossibles à obtenir, par exemple, dans l’endroit où a lieu l’échange.
83) Divers étalons de la mesure de la valeur.
Mesurable, mais par quoi ? Par une autre utilité ou objet de consommation. Et toutes sortes d’utilités ou d’objets de consommation périssables et non périssables — peuvent servir de mesure à. la de la valeur d’un produit donné. On peut estimer, s’il s’agit de la production, en association, qu’une heure de travail moyen équivaut au temps nécessaire pour la production d’un demi-kilogr. de blé par exemple ou de x kilos. d’avoine ou de x stères de bois, ou de x hectos de houille, ou de x mètres d’une certaine qualité de drap, ou de x kilos. de fer, acier ou fonte. C’est-à-dire que si l’objet a coûté à fabriquer, transformer, façonner, transporter, etc., 6 heures, sa valeur est égale à 6 demi-kilos. de blé, ou à 6 x avoine, bois, houille, drap, etc., etc.
On peut enfin avoir recours à un étalon de nature plus transportable et en revenir à un instrument d’échange employé de temps immémorial, c’est-à-dire les lingots des métaux rares et précieux, les moins oxydables comme le platine, l’or, l’argent. C’est ainsi que :
1 décagr. platine mesure x
1 décagr. or — y
1 décagr. argent — z
heures d’un travail moyen et normal.
Quelques lignes expliqueront cette expression « d’un travail moyen et normal. » A supposer qu’un producteur, pour confectionner un objet donné, ait dû fournir un effort de x heures d’un travail sortant de l’ordinaire — par exemple se procurer certaines matières rentrant dans la composition de la chose offerte, — il est logique qu’il augmente la valeur moyenne et normale de l’objet d’un nombre d’heures de travail équivalent à. l’effort spécial qu’il a dû faire.
Dans un milieu individualiste, un producteur ou une association de producteurs pourrait encore émettre des bons au porteur représentatifs de la valeur de leurs produits, et conserver ces derniers en stock. Ces bons représentatifs circuleraient, serviraient d’instruments d’échange, et au bout d’un temps plus eu moins long, reviendraient à leur lieu d’émission, afin d’être remboursés en produits — les produits mêmes dont ils représentent la valeur et dont le producteur ou l’association de producteurs détient le stock. Il se créerait d’ailleurs par la suite des associations de transporteurs qui épargneraient aux producteurs individuels de longs et ennuyeux voyages, bien qu’il faille prévoir le perfectionnement des moyens de locomotion individuels. De même il se formerait des associations de garde-produits, déchargeant le producteur ou l’association de producteurs du souci de la garde de leurs produits et chez lesquels le porteur du bon n’aurait qu’à se présenter pour obtenir les utilités auxquelles son bon lui donne droit.
Ce système de bons représentatifs peut remplacer avantageusement l’emploi des petits lingots de métaux précieux. Il demande moins de volume, il offre plus de transportabilité.
Dans un milieu individualiste où n’existerait ni domination, ni exploitation ou interventionnisme d’aucun genre, les étalons, les mesures de la valeur, les instruments d’échange varieraient à l’infini. Ils se concurrenceraient, et cette concurrence assurerait leur perfectionnement. Chaque personne, chaque association se rallierait au système cadrant davantage avec son tempérament, s’il s’agit d’individualités ; avec le but qu’elle se propose, s’il s’agit d’associations.
84) Autre opinion individualiste sur la valeur. Objections. Le rôle de la mentalité dans l’absence de contrainte.
Ce point de vue individualiste de la valeur est d’ailleurs présenté uniquement à titre d’aspect particulier du problème des relations économiques entre les unités humaines. On trouve des individualistes qui ne relativisent pas la valeur du produit à la peine qu’il a coûté pour être mis au point. On en rencontre d’autres qui admettent l’idée de rétribution du service rendu en se basant uniquement sur les affinités qu’ils ressentent pour le producteur, sur le plaisir que leur procure sa fréquentation. Il y a certains individualistes qui suppriment toute idée de valeur dans le procédé de production ou de répartition à l’intérieur du groupe dont ils font partie.
On peut évidemment opposer à la conception individualiste de la valeur que nous venons d’exposer et aux conséquences où elle mène, des objections qui en reviennent toutes à cette base fondamentale : la fraude ou la mauvaise foi.
Les individualistes ne nient aucune de ces objections et voici pourquoi :
Ils ne sont pas de ceux qui prétendent qu’en venant au jour, l’homme est « tout bon » ou « tout mauvais » c’est-à-dire s’insouciant ou non de nuire à autrui. Ils exposent que l’être humain est un produit atavique, que son principal souci est celui de sa propre conservation, et qu’il est influencé par le milieu où il se développe. Néanmoins, ils pensent qu’il lui est possible de se cultiver soi-même au point d’utiliser le fait héréditaire et le phénomène des influences extérieures, et de les combiner pour en faire jaillir, pour ainsi dire, un déterminisme personnel, une mentalité particulière, un tempérament à lui comme l’on dit vulgairement.
Donc, qu’il s’agisse de milieux sociaux, étatistes, collectivistes, communistes et autres, leur existence économique dépend de deux facteurs : ou la mentalité de leurs composants sera telle qu’elle exclura tout recours à la contrainte légale, les conditions économiques du milieu répondant absolument aux aspirations de tous — ou les conditions économiques du dit milieu ne répondront ni aux besoins ni aux vœux de tous ceux qui le constituent, d’où recours à la force, aux mesures coercitives.
Il est impossible de s’évader de ce dilemme — ou mentalité adéquate aux règlements en vigueur dans le milieu — ou recours à la réglementation obligatoire avec son cortège d’inspecteurs, de surveillants, son tarif de répressions et ses geôles.
S’il est impossible d’échapper à la mauvaise foi, à la tromperie, à la fraude, au dol, autrement que par la menace et l’application de mesures de répression, il n’y a plus qu’à en faire son deuil. La thèse individualiste (antiautoritaire ou anarchiste) demeurera une opinion, une attitude, une tendance, ni plus ni moins. La constatation que son heure de réalisation n’a pas encore sonné, ne saurait empêcher d’ailleurs qu’elle satisfasse l’entendement, qu’elle réponde à la conception de la vie économique de ceux qui l’ont adoptée.
Cela n’empêcherait pas non plus que les individualistes continuent à la considérer, sur le terrain économique comme dans les autres domaines de l’activité humaine, comme répondant plus que tout autre à la raison d’être, aux aspirations et aux désirs de la personne humaine.
85) L’être et l’avoir condition d’exercice de la réciprocité.
L’individualiste sait fort bien que le fait économique est un des phénomènes dominants de la vie individuelle. Il sait parfaitement bien que la bonne marche de l’organisme total dépend de l’accomplissement régulier des fonctions de nutrition. Ce qu’il ne veut pas c’est que ce phénomène empiète tellement sur sa personnalité qu’il soit contraint de lui sacrifier son autonomie.
Sans contredit, l’un des attributs de l’autonomie individuelle, c’est la puissance d’exercer à toute époque la réciprocité à l’égard d’autrui — unité ou collectivité — autrement dit de se trouver dans des conditions telles qu’il lui soit toujours possible de traiter de gré à gré avec autrui — de passer avec autrui contrat libre et volontaire.
Or, l’exercice de la réciprocité dépend de la pleine et entière disposition que l’individu possède de son « être » et de son « avoir ». Là où cette libre disposition est ignorée, étouffée ou restreinte, il n’y a qu’esclavage, servage, servitude, dépendance.
Posséder la libre disposition de son « être » c’est, outre l’absolue liberté du déplacement corporel et de l’accomplissement des fonctions vitales, avoir la faculté de diriger à son goût, selon son déterminisme particulier, si l’on préfère, les divers aspects de sa vie considérée au point de vue de la sensation ou de la pensée.
Posséder la libre disposition de son « avoir » c’est jouir de la faculté et faire l’usage qu’on juge bon des résultats ou produits de son effort personnel, quel que soit le domaine de l’activité humaine où cet effort se manifeste.
Les défenseurs du Monopole et du Privilège réclament, eux aussi, pour l’individu, la possession absolue de son acquis, sans s’inquiéter si cet acquis est la conséquence de son labeur ou s’il est, en totalité ou en partie, le produit du travail d’une ou plusieurs personnes œuvrant pour le compte du possesseur du dit acquis, autrement dit le fruit de l’exploitation.
86) L’absence de réciprocité comme caractéristique de l’exploitation.
Mais qu’est-ce que l’exploitation ? Résumons ce qui en a déjà été dit. C’est — en l’absence d’une réciprocité quelconque — le détournement, à l’avantage d’une unité ou d’une collectivité humaine de tout ou partie de l’effort d’un ou de plusieurs êtres humains. Exploiteur est celui qui opère ce détournement en faisant valoir à son profit plus qu’il ne le peut par lui-même. Exploité est celui qui se trouve placé en des conditions telles qu’il lui est impossible, pour pouvoir se procurer les utilités nécessaires à sa subsistance, de se refuser à faire bénéficier autrui — milieu, administration, individu — de totalité ou partie du produit de son effort personnel.
En l’absence d’une réciprocité quelconque ? Certes, car il n’y a pas d’exploitation quand aucune retenue n’est obligatoirement prélevée sur le résultat de l’effort individuel, ou lorsque existe entière possibilité d’échange ou de troc.
L’échange, le troc constituent l’application économique de la notion de réciprocité. Ils sont la conséquence normale de la libre disposition du produit individuel.
87) La libre disposition du produit et l’objection de l’accumulation.
En réponse à certaines critiques socialistes et communistes, les individualistes font remarquer que l’avoir se comprenant de ce que l’unité humaine peut faire valoir par elle-même, il s’ensuit impossibilité absolue d’accumulation des espèces et de l’outillage qu’autorise le fonctionnement des groupements sociaux actuels.
Disposer en toute propriété du produit de son propre effort, c’est posséder, bien entendu, la faculté inaliénable d’en user à son gré, à sa guise, selon son déterminisme particulier. C’est non seulement pouvoir le troquer, l’échanger, mais encore pouvoir en faire don, le détruire. l’épargner. Le détruire, s’il ne répond pas, par exemple, à la conception que le producteur s’en était faite. L’épargner ou le mettre en réserve, une fois sa consommation personnelle satisfaite. C’est posséder aussi la faculté de le léguer à qui bon vous semble, comme le revendiquent plusieurs individualistes. Mais là encore, il est facile de s’apercevoir que la limitation de l’acquis à ce que l’unité humaine peut faire valoir par elle-même ne permet de prévoir qu’une épargne insignifiante, un héritage infime, n’ayant rien de commun avec les accaparements. que sanctionne le fonctionnement des organisations sociales en régime de salariat.
88) Le contrat de travail.
Aux défenseurs du Privilège et du Monopole qui prétendent que les relations entre employeurs et salariés se fondent sur la réciprocité, qu’il existe une convention tacite ou légale dénommée « contrat de travail », qui est censé régler les rapports entre les accapareurs d’espèces et d’outils, et ceux qu’ils exploitent — les individualistes répondent qu’il n’est ni réciprocité ni liberté de contrat possible entre l’homme qui ne possède ni moyen de production ni espèces, et l’individu ou la collectivité qui détient outillage ou capitaux en quantité. La discussion est impossible entre eux. Tout ce que peut faire l’exploité, c’est de changer d’exploiteur ou d’obtenir, par insistance, par pression ou par suite de la situation du marché, une augmentation de salaire, c’est-à-dire une diminution toute relative du prélèvement opéré sur le produit de son effort personnel. Ce qui ne l’empêche pas, même dans le cas le plus favorable, de demeurer un exploité. Il n’y a pas d’ « échange de services » réel entre le salarié et celui ou ceux qui l’emploient.
89) Les revendications individualistes dans le domaine économique.
En réunissant les diverses considérations exposées à travers tout ce chapitre et ailleurs, on obtient le condensé que voici des revendications individualistes anarchistes dans le domaine économique :
1. Proclamation et Pratique de l’autonomie intégrale de l’unité humaine et, comme corollaire, abolition de l’exploitation de l’individu par son semblable ou le milieu humain, et vice versa ;
2. Non-intervention de l’État, ou de l’organisation gouvernementale ou administrative, soit dans le fonctionnement des associations volontaires à l’œuvre dans tous les domaines de la production ou de la consommation, soit dans l’établissement des contrats librement discutés et accomplis entre isolés ou associés ;
3. Possession individuelle et inaliénable de l’engin de production, sol, outil, etc. ;
4. Pleine et absolue disposition individuelle du résultat ou produit de l’effort strictement personnel ;
5. Liberté absolue de fixation et de discussion de la valeur de la production individuelle — liberté de concurrence et équité au point de départ — liberté d’émission et d’emploi d’un instrument d’échange, sans cours légal ni forcé, circulant parmi les intéressés ou ceux auxquels il convient de s’en servir.
8. L’effort, le parasitisme, la joie de vivre. Les besoins factices.
90) Théorie de l’effort.
Toute réaction contre la puissance conservatrice, la tendance à l’immobilité et à la stabilisation d’un milieu quelconque constitue un effort, l’application d’une énergie. L’histoire de la sélection des espèces non seulement nous confirme cette constatation banale que les mieux doués et les plus aptes subsistèrent, détruisant, remplaçant les espèces moins préparées, ou moins équipées pour la lutte pour l’existence et pour la perpétuation de leur propre espèce ; elle nous enseigne encore que si des races survécurent et se propagèrent, c’est grâce à un effort continu, un effort de résistance, d’assimilation et d’absorption, effort à peu près inconscient dans les organismes inférieurs, mais qui tend à prendre de plus en plus conscience de sa ténacité dès qu’on atteint l’homme — le type cérébralement le plus parfait et le mieux doué des vertébrés — jusqu’à devenir pleinement volontaire chez certains êtres humains.
De quelle définition est susceptible l’effort considéré comme une faculté inhérente à l’individu ? De celle-ci : qu’il est la mise en pratique de la volonté. La volonté de vivre serait insuffisante si elle ne s’accompagnait pas d’une manifestation dynamique tendant à en faire une réalité. Or, c’est cette manifestation même qui constitue l’effort.
91) Les parasites.
Nous rencontrons sur la route de la vie deux sortes d’individus qui rejettent l’effort, ceux-ci parce qu’ils y trouvent leur intérêt, ceux-là parce qu’ils n’y sont point aptes. Les premiers, ce sont les « parasites » — ceux qui ne travaillent pas — c’est-à-dire, au sens où nous l’entendons, ceux qui veulent vivre en profitant de l’effort d’autrui, non point tant à cause de leur inaptitude à l’effort que parce qu’ils trouvent plus commode, moins fatigant de se laisser bercer par le flot du « far niente », de suivre l’ornière ou d’exister sur le compte des expériences d’autrui. Le parasite, ce n’est pas uniquement le rentier, détacheur de coupons, ou l’héritier fortuné : on le rencontre à tous les étages de la vie et dans tous les domaines de l’activité des hommes. Il opère dans tous les milieux. Protée aux formes changeantes, il se nomme de mille noms divers : tout autant que vagabond il peut être poète, artiste, propagandiste, ouvrier sans travail, travailleur intéressant et laborieux s’il le faut. Mais on peut être tout cela, sans être parasite aucunement. C’est ce qui rend le parasite si difficile à démasquer. Avec beaucoup. d’habileté, on parvient à le reconnaître : son œuvre est du démarquage, son activité et sa propagande sont une réédition de lieux communs. Le parasite, c’est aussi — ne l’oublions pas — le « prolétaire » qui profite des efforts faits par d’autres pour améliorer son sort, en se gardant bien de prendre part à la lutte.
Parasites, nous l’avouons, nous le sommes tous quelque peu. Mais est-ce que tout ce qui existe n’est pas parasite de la terre, dans un sens général ? Est-ce que la vie planétaire elle-même n’est pas du parasitisme ? Nous profitons, c’est entendu, des acquisitions de nos devanciers, nous passons par les brèches qu’ils nous ont ouvertes, nous nourrissons nos cerveaux de leurs idées. Si nous nous en tenons là, nous ne sommes, en effet, que de vulgaires parasites ; nous ferions mieux de nous blottir au fond de quelque cul de sac que d’aller colporter, comme étant de notre crû, ce qu’ils ont dit avant nous et mieux que nous. Ce n’est que si nous allons plus loin, si à nos risques et périls nous les continuons, nous servant de leurs travaux et de leurs résultats comme de jalons menant à de nouveaux combats et à de nouvelles expériences que nous cessons d’être des parasites.
Les parasites abondent sur le terrain de la production : Qui dira le nombre des ouvriers inutiles ? Est-ce que tous ceux qui acceptent et perpétuent — tout en les condamnant — les conditions d’existence de la société actuelle ne sont pas les pires d’entre les parasites : de ceux qui comprennent la nécessité de l’effort et le fuient par crainte des risques qu’il entraîne… Si bien que ceux-là même que « l’ouvrier honnête et laborieux » toise avec mépris, ceux qui refusent, même inconsciemment, de se plier aux réglementations intellectuelles, morales, économiques qui régissent les collectivités — dussent-ils violemment rompre avec elles — ceux-là, parce que réfractaires, apparaissent comme éminemment propres à l’effort, car la révolte, la rébellion, la vie hors texte accompagnent toujours l’effort n’importe où se manifeste son action.
92) Les inaptes à l’effort.
Une constatation douloureuse, c’est que tous ne sont pas actuellement aptes, propres à jouer le rôle de rebelles ou de réfractaires. Le plus grand nombre des êtres humains qui peuplent la planète nous semblent même impropres à vivre d’une existence tant soit peu individuelle. C’est une conséquence de la manière dont s’opère la survivance des espèces : survivent les races ou les espèces aptes à surmonter les obstacles, à vaincre les résistances qui s’opposeraient à leur perpétuation ; ces races sont elles-mêmes entraînées, pour ainsi dire, par un petit nombre d’individus plus capables, c’est-à-dire doués de certaines caractéristiques perfectionnées qui deviennent plus tard l’apanage de l’espèce ou de la race entière, transformée en une nouvelle espèce ou une nouvelle race. Le rebut, intransformé — espèce, race, individus — languit, s’étiole, dégénère et finit par périr ou s’annihiler, quand il n’est pas absorbé.
Sur le plan où nous nous plaçons, force nous est de reconnaître que le plus grand nombre est inapte ou impropre à réaliser ou même à concevoir la vie hors autorité, hors exploitation, la vie hors les morales établies et hors les préjugés invétérés — la vie individuelle qui repousse toute contrainte parce qu’elle n’impose aux autres vies aucune contrainte — la vie qui se vit librement parce qu’elle n’enfreint pas la liberté de vivre d’autrui. Rechercher les causes de ces inaptitudes — influences d’hérédité, d’environnement, d’intérêts, d’éducation, manque des occasions propres à éveiller le besoin ou le désir d’une existence indépendante — rechercher ces causes, nous emporterait loin des limites de cet ouvrage. Il suffit de les indiquer. Nous ne savons même pas si l’instinct, le désir de la vie libre est l’apanage de tous les êtres.
93) Les applications immédiates de l’effort.
C’est actuellement que l’individualiste veut vivre hors de l’autorité et de l’exploitation, c’est présentement qu’il tente l’effort pour y parvenir. Quelle théorie expliquerait — nous avons déjà posé la question — qu’il attendît ceux qui ne veulent pas accomplir l’effort ou se fient à d’autres pour l’accomplir ? Tous les hommes, religieux, légalitaires, socialistes, communistes, comptent sur quelqu’un d’autre qu’eux pour tenter l’effort — sur leurs prêtres, sur leurs députés, sur leurs délégués, Sur leurs dictateurs — et ils voudraient en bénéficier. L’individualiste passe son chemin et les laisse derrière lui.
On nous objecte que les efforts individuels ou les efforts combinés d’un petit nombre d’individus déterminés n’amènent pas grand résultat. Apparemment peut-être et encore c’est à discuter. En réalité, l’effort tenté ou accompli par un individu ou un petit nombre de personnes conscientes, résolues, a beaucoup plus de retentissement, d’effet réel, que celui d’une grande masse dont la majorité agit par entraînement irréfléchi, par imitation. Sans compter que certaines mentalités trouvent dans l’accomplissement de l’effort en soi autant de satisfaction que dans ses résultats, c’est-à-dire que l’effort les intéresse principalement et que le résultat ne leur devient qu’accessoire ; les êtres qui vivent cette conception de « l’effort pour l’effort » ignorent le désespoir et demeurent insensibles au découragement ; leur vie devient une succession d’efforts ; et si, parfois, ils semblent succomber, ce n’est qu’une apparence. Bien vite, leur existence reprend son niveau et reposés, ils retournent, vaillants et dispos, à un nouvel effort.
94) Comment la vie est belle à vivre.
La vie ne peut paraître belle à vivre qu’à celui qui a accompli l’effort pour vivre sa vie. La vie n’est belle, d’ailleurs, que considérée individuellement. Il fait bon respirer l’air chargé des senteurs champêtres, grimper sur les escarpements des collines boisées, s’asseoir sur les bords du ruisseau qui murmure sa fraîche chanson, rêver sur la plage ; mais c’est à condition de le ressentir, de l’éprouver par soi-même et non parce que c’est écrit en quelque guide de touristes. Nul ne trouve la vie détestable que ceux qui la perçoivent à travers le prisme des conditions de vie de la société. Nul ne trouve la vie fade ou ennuyeuse que les apeurés de la vie : moralitéistes, ermites, piétistes, mômiers et autres atrophiés.
Il fait bon vivre et vivre amplement, car la vie étriquée, bornée, rétrécie est un fardeau ou un esclavage ; ses victimes en restent toujours à se demander si tel acte ou tel geste est permis ou défendu. L’individualiste, l’en dehors, apprécie la joie de vivre, la vie du cerveau, du sentiment, des sens, la vie des grandes cités ou des hameaux perdus. Il goûte à tout et rien ne le rebute que ce qui ne cadre pas avec son tempérament, son caractère, ses aspirations, sa soif des réalités.
Mais on ne jouit bien que de ce que l’on peut apprécier et doser ; là où ont disparu facultés de dosage et d’appréciation, là a disparu aussi la liberté.
La jouissance vraie de la vie se résume en une question de capacité, d’aptitude, d’adaptation personnelles. C’est également une question de quantité et non de volume. Telle quantité ou telle forme de vie peut convenir à celui-ci et ne point convenir à celui-là. C’est enfin et surtout une question d’éducation de la volonté, car la volonté est susceptible d’éducation, d’évolution graduelle. Jouir de toutes choses, goûter à toutes choses, dans les limites de la puissance d’appréciation individuelle en demeurant en équilibre parfait, voilà l’idéal de la joie de vivre. Avoir, pour ainsi dire, mille chevaux attelés à son char, sans que les rênes d’un seul vous échappent, voilà l’image de l’éducation de la volonté. Malheur à qui laisse fléchir sa sensibilité, malheur à qui laisse tomber les rênes ! Malheur à lui et malheur aux autres, car il n’est pire soutien de la servitude que l’esclave. L’ivrogne ne cherche-t-il pas toujours à entraîner ses amis dans l’ivrognerie ?
95) Le « moi » et la jouissance de vivre.
Les philosophies indoues et celles qui en dérivent plus ou moins veulent que le salut soit dans la suppression de la vie individuelle c’est-à-dire dans l’union du sujet et de l’objet, la fusion du moi dans le non-moi. Or, toute la nature nous crie que c’est dans la différenciation du moi d’avec le non-moi que réside le phénomène vital. Et non ailleurs. Et, comme la nature, l’expérience scientifique nous montre que dans la mesure où cette différenciation est moindre, — c’est-à- dire dans la mesure où est moindre la conscience que le sujet possède d’être à part de l’objet — moins il y a de sensations distinctes, moins il y a de connaissances, moins aussi d’intelligence, moins également de manifestations de la volonté. Il est un phénomène où se trouve parfaitement réalisée la confusion du moi et du non-moi, c’est cet état spécial appelé « mort ». Or, là encore, la nature et l’expérience nous indiquent que le pur et simple instinct pousse les organismes vivants, du plus infime au plus élevé, qui se trouvent dans leur état normal, à fuir la mort. Voilà pourquoi cette philosophie et leurs adeptes nous paraissent frappés de morbidité.
Je ne nie pas que l’homme ne soit autre chose qu’une apparence, qu’un aspect, ou plutôt qu’un état momentané de substance, un passage, un pont, une relativité, tout ce que vous voudrez. Je n’ignore pas que le moi c’est, en dernière analysé, la somme de chair, d’os, de muscles et d’organes divers inclus en un sac qui porte le nom de « peau ». Autrement dit que c’est sous cette forme que, pour l’être individuel, la vie — sa vie — se manifeste. Je concède tout cela. Mais tant que subsiste ce pont, ce passage, cet état, ce moment — tant que subsiste cette relativité particulière douée de la conscience de sa réaction contre l’action ambiante, — ma raison, appuyée par l’expérience scientifique, et mon sentiment, soutenu par l’instinct, trouvent normal que ce composé particulier d’agrégats cherche à tirer le plus de parti possible, pour son développement propre et son propre profit, de toutes les facultés dont il est doué.
Restreindre les passions ! Rétrécir l’horizon de la jouissance de vivre ? Le christianisme l’a tenté et il a échoué. Le socialisme va essayer de réduire l’humanité à un même dénominateur de nécessités et il échouera. Fourier avait vu clair qui lança cette expression magistrale de l’ « utilisation des passions ». — Quelqu’un de raisonnable utilise ; seul l’insensé supprime ou mutile. « Utiliser ses passions » c’est vite dit, mais au profit de qui ? — à son propre profit, afin de se rendre soi, plus « vivant », c’est-à-dire plus accessible aux nuances des sensations que propose ou que provoque la vie.
La joie de vivre ! La vie est belle pour quiconque sort des frontières de l’existence conventionnelle, s’évade de l’enfer de l’industrialisme et du commercialisme, échappe à la puanteur des ruelles et des assommoirs. La vie est belle à vivre pour qui la mène insouciant des restrictions de la respectabilité, des craintes du qu’en dira-t-on ou des bavardages des commères. La vie est belle à vivre pour les individualistes !
96) Qu’est-ce que vivre ?
Mais qu’est-ce que vivre ? C’est l’aspiration de tout l’organisme en bonne santé, de la plante qui, par certains côtés, est encore un minéral, jusqu’à l’homme qui est l’organisme le plus compliqué.
La raison d’être de tout ce qui est — choses et êtres — sur la terre ou emplit l’univers c’est de croître, de se développer, de se transformer en combinaisons nouvelles.
Vivre ! C’est-à-dire pour l’inconscient, pour l’imparfaitement conscient, à mesure qu’il gravit l’échelle des êtres, prendre de plus en plus conscience qu’il existe, qu’il se meut, qu’il devient.
Vivre ! Raison d’être de tout ce qui sent, respire, assimile, désassimile, se reproduit, se déplace, pense, réfléchit, discerne, assemble ou associe les idées, induit, déduit, conclut, se décide, fait montre d’un vouloir, ébauche une règle de conduite, adopte une attitude, manifeste une activité.
Vivre ! but de l’homme — commencement ou fin — but et dessein de l’être individuel — explication de sa présence personnelle sur la planète.
Il n’est rien qui se puisse concevoir par delà la vie, peu importe la forme qu’elle emprunte pour se révéler. Il n’est rien que la vie n’embrasse, n’enserre, n’étreigne, ne conçoive ou n’imagine.
Le mal, le bien, l’utile, le nuisible, le grandiose, le chétif, le meilleur, le pire, l’amour, l’art, la connaissance, la volupté, la douleur, le rire, les larmes, le plaisir, la souffrance, la joie — tout cela est inclus dans la vie et les limites de la vie comprennent tout cela. La vie ne nie et ne renie rien de tout cela.
La terre et le cosmos rendent témoignage à la vie universelle, jamais à court de déplacements et de transformations, jamais à court d’énergie et de résistance. Les nébuleuses qui se résolvent et les soleils qui se ternissent, les enfants qui voient le jour et les vieillards qui exhalent leur dernier soupir, les fleurs qui se flétrissent et les arbres dont les branches plient sous le poids des fruits qu’elles portent, l’océan immense, le pic couvert de neige, la plaine toute blonde, la forêt profonde, la ville grouillante — autant d’aspects de la vie.
97) Vivre pour vivre.
« Vivre pour vivre », pour remplir sa fonction de bipède à stature droite, doué de pensée et de sentiment, capable d’analyser des émotions et de cataloguer des sensations. « Vivre pour vivre », sans plus. Vivre pour se transporter d’un lieu à un autre, pour apprécier les expériences intellectuelles, morales, physiques, dont la route de chacun est jalonnée ; pour en jouir, pour les susciter quand l’existence se montre par trop monotone ; pour y mettre fin ou les renouveler, le cas échéant. Vivre pour vivre, pour satisfaire les besoins du cerveau ou l’appel des sens. Vivre pour acquérir le savoir, pour lutter et se bâtir une individualité tranchée, pour aimer, pour étreindre ; pour cueillir les fleurs des champs et manger les fruits des arbres. Vivre pour produire et pour consommer, pour semer et pour récolter, pour chanter à l’unisson des oiseaux, s’étendre au soleil tout de son long sur la grève.
Vivre pour vivre, pour jouir âprement, profondément, de tout ce qu’offre la vie, sans laisser une seule goutte au fond de la coupe des délices et des surprises que tend la vie à quiconque prend conscience qu’il est — est-ce que cela ne vaut pas le fatras des métaphysiques religieuses ou laïques ?
« Vivre pour vivre », voilà ce que veulent les individualistes anarchistes. Mais vivre — entendons-nous — ils le veulent en liberté, sans qu’une morale extérieure à eux, ou imposée par la tradition ou la majorité, établisse un partage entre ce qui est permis ou interdit de faire.
Vivre pour vivre — non pas en calculant sans cesse pour se demander si c’est d’accord ou non avec un critérium général de la vertu ou du vice — mais en s’appliquant à ne rien faire ou accomplir qui serait de nature à diminuer à ses propres yeux celui qui agit ou effectue, ou qui porterait atteinte à sa dignité individuelle.
Vivre pour vivre, non point en écrasant autrui, en piétinant les aspirations ou les sentiments de quiconque, non pas en dominant ou en exploitant, mais en êtres libres qui résistent de toutes leurs forces à la tyrannie d’un Seul comme à l’absorption des Multitudes.
Vivre non pour la Propagande ou pour la Cause ou pour la Cité à venir, car toutes ces choses sont incluses dans la Vie — mais pour vivre — en liberté — chacun sa vie — en se gardant d’empiéter sur la vie de leurs camarades d’idées, en ne demandant à qui ne partage pas leur point de vue que de leur laisser le chemin libre, mais en se rebellant, si besoin est, contre qui et quoi les empêche de suivre leur route ; ni chefs ni suiveurs, ni maîtres ni serfs, voilà ce que veulent les individualistes. Voilà dans quelles conditions ils veulent « vivre pour vivre ».
98) Jouir physiquement.
Je veux vivre. Vivre c’est apprécier la vie. L’apprécier individuellement. Or, je n’apprécie la vie personnellement, je ne physiquement me sens vivre que par mes sens. C’est par mes sens : par mon cerveau, par mes yeux, par mes mains que je me représente le monde extérieur. je ne me sens vivre que physiquement, matériellement. Matérielle est la substance grise qui remplit mon crâne. Et matériels sont mes muscles, mes nerfs, mes veines, ma chair. Joies et douleurs, émotions et jouissances, cérébrales, sensuelles, gustatives, olfactives, augmentent ou ralentissent le fonctionnement des organes essentiels. Rien là qui ne soit actuel, naturel, tangible, mesurable même. Il n’est jusqu’à mon effort mental qui ne soit mesurable.
Je n’ai point d’autre idéal que de jouir physiquement, matériellement de la vie. je ne classe pas les jouissances en supérieures ou inférieures, en bonnes ou mauvaises. Je classe les jouissances en utiles ou nuisibles, en favorables ou défavorables. Utiles sont celles qui me font apprécier la vie et l’aimer davantage. Nuisibles sont celles qui me la font haïr ou déprécier. Favorables me sont les jouissances qui me conduisent à me sentir vivre de façon plus ample ; défavorables celles qui m’amènent à diminuer ma sensation de la vie.
J’aime la vie comme elle se manifeste dans un livre où son auteur a versé tout son être intellectuel, — dans une statue où le sculpteur a voulu incarner durablement sa vision passagère de beauté plastique, — dans un mets bien préparé qui à la fois flatte le palais et fortifie l’organisme, — dans une discussion d’idées poursuivie dans la sincérité la plus profonde, — dans une forêt dont les sentiers commencent à se jaunir sous la chute des feuilles que fait voler la brise automnale, — dans une femme dont vous sentez le corps souple et plein vibrer voluptueusement sous vos caresses, — dans une ronde d’enfants, délicieux, échevelés, dont les refrains vous ramènent à des lustres en arrière. Oh ! jouir de la vie ! Pleinement. Sainement. Que faut-il de plus ? Pleinement, parce que je ne veux être l’esclave d’aucune restriction ni le domestique d’aucune réserve. Sainement, parce que j’entends conserver toute possibilité d’estimer, d’apprécier ma jouissance de la vie. Je me sais un esclave dès que j’accepte que quiconque autre que moi fixe les limites à ma jouissance ou contrôle ma perception de la vie. Quiconque ou quoi que ce soit : contrainte légale, morale fantomatique. Je me sens un serviteur dès que j’admets que me mènent mes passions. Non pas que je ne sois un passionné. Mais je voudrais raisonner mes passions et passionner ma raison. C’est de mon propre chef, sans intervention étrangère, sans immixtion du non-moi que j’entends déterminer ce qui m’est utile ou nuisible ; ce qui contribue à mon développement ou ce qui l’entrave. Et c’est par l’éducation de la volonté que j’y parviendrai. En voulant accomplir les gestes qui me portent à jouir pleinement et sainement de la vie. En fuyant ceux qui me conduiraient aux appréciations incomplètes. Eduquer ma volonté, c’est-à-dire profiter de ma connaissance et de mes expériences pour faire choix entre mes actes.
Jouir pleinement et sainement de la vie. C’est-à-dire de ma vie. Sous toutes ses formes. Matériellement. Physiquement. Des jouissances que je puisse goûter à leur complète mesure. Sans qu’elles me dominent. Des jouissances que je puisse humer, respirer, toucher, palper, voir, entendre. Des jouissances normalement poussées à leur limite d’extrême rendement, naturellement raffinées. A quoi bon un autre idéal ? Et que viendrait faire là un Gendarme mystique ? J’ai une « morale » personnelle où Dieu n’entre pas. Je n’ai pas besoin de Dieu pour subsister moralement. Ou intellectuellement. Ou sensuellement. Que faire d’un Dieu qui m’est inutile ? Imaginer un moi-même idéalisé, porté à son extrême puissance d’expansion morale et placer ce Moi divinisé au fond de quelque Paradis, au centre de quelques Champs-Élysées. Peine perdue. Je n’ai pas plus besoin de Paradis que de Société à venir. C’est présentement que je veux vivre. Me sentir vivre à ma manière. Selon mon appréciation personnelle, de l’utile et du nuisible, de l’avantageux et du désavantageux.
99) Les ancêtres. Le suicide.
Je ne veux pas plus vivre l’existence de Bouddha que celle de Confucius. Pas plus celle de Zénon que celle de Pythagore ou de Socrate. Pas plus celle de Saul de Tarse que celle d’Epicure. Pas plus celle d’Epictète que celle de Fox. Pas plus celle de Savonarole ou de Jérôme de Prague que celle de Wesley ou de Jean de Leyde. Pas plus celle de Fourier ou de Mazzini que celle de Proudhon, de Bakounine ou des Reclus. Ou tant de millions d’autres. Connus ou obscurs. Ils ont vécu leur vie. Ils ont exercé leur influence. Je veux vivre ma vie. Et exercer mon influence. Si elle vaut la peine d’être exercée. Sans faire fi des expériences des êtres renommés, certes. Mais en me souvenant que leurs expériences ont été relatives à leurs connaissances, à leurs circonstances, aux milieux parmi lesquels ils ont évolué, à leurs tempéraments enfin !
Les jouissances que procure la vie vécue en marge de l’autorité des préjugés des vivants et du poids des doctrines des morts illustres sont suffisantes pour que je n’aie pas encore l’envie de me suicider. Mais pas du tout. Je veux vivre. Pour jouir de la vie. Je veux me sentir vivre. En cours de route, il se peut que je lutte pour arracher aux privilégiés l’accès aux possibilités de jouissance palpable. Mais lutter, c’est la vie, cela. Jusqu’au dernier reste d’énergie, je lutterai. Et parfois contre moi-même, lorsque l’heure tintera de supprimer ceux de mes besoins qui me forceraient à dépendre plus qu’il ne faut d’autrui. Et jouir de la vie, ce sera encore sélectionner, parmi ceux avec lesquels je viens en contact, les plus aptes à nier la nécessité d’une autorité extérieure à eux-mêmes dans la détermination de leurs besoins et la gestion des détails de leur existence quotidienne. En voilà assez pour m’occuper et pour que je ne songe pas à renoncer, avant le temps, à la vie.
100) Les vertus les « vices » la restriction des besoins.
N’attendant rien d’une vie au-delà de la tombe, ne considérant l’immortalité de l’être que comme une hypothèse invérifiable, les Individualistes placent leur Paradis et leur Bonheur sur la planète, lieu de leur naissance et de leur fin. Ils fuiront donc le nuisible, le désagréable, le déplaisant, le douloureux, etc., pour rechercher exclusivement et en toutes circonstances, à leurs risques et périls, l’utile, l’agréable, le plaisant, le joyeux, etc., à deux conditions cependant (pour les individualistes anarchistes s’entend) : de ne point violenter ni exploiter autrui au cours de cette recherche ; et, la jouissance expérimentée, de se retrouver en parfait équilibre psychologique et physiologique. Et cette recherche aura lieu dans la mesure où ils en auront conscience, c’est-à-dire éprouvent, ressentent, ou encore possèdent la faculté d’analyse, de dosage, de comparaison, etc., en d’autres termes dans la mesure où la recherche de la volupté de vivre ne les diminuera pas personnellement, au mental comme au physique.
Il y a loin de ce point de vue à la division des manifestations humaines en « vertus » ou en « vices », qualifications qui répondent le plus souvent à des conventions arbitraires destinées à faire le jeu des dirigeants et des dominants. Ceux-ci, pour régner et asseoir leur suprématie dans le domaine de l’éthique, de l’intellect ou de la politique, ont grand intérêt à ce que soient considérés comme des « vices » l’assouvissement des instincts les plus naturels et comme des « vertus » le renoncement à la satisfaction de ces mêmes instincts. La plupart des institutions gouvernementales sont basées en effet sur la restriction des besoins les plus élémentaires et des aspirations les plus normales. Que cette restriction disparaisse et il ne restera pas grand’chose de ces institutions.
Les Individualistes donc, pour décider si tel geste de consommation — pour nous en tenir là — leur est nuisible, etc., ne s’en rapporteront ni à la morale sociale, ni à des théories aprioristiques ; ils décideront, chacun pour soi, selon leur expérience, ou leur capacité d’assimilation, ou encore leur degré de résistance individuelle. Il s’agit pour eux d’une question de tempérament, non d’une question de règlement. D’où il découle clairement que tel besoin qui est pour celui-ci « factice » peut être pour celui-là « légitime ».
Les campagnes menées en vue d’obliger l’individu à s’abstenir de tel soi-disant « vice » n’intéressent pas plus les individualistes que les propagandes qui visent à amener, par suggestion, les individus .à renoncer à telle « passion ». Les Individualistes veulent la vie passionnée, ardente, surabondante en expériences de toutes sortes, dionysiaque ; ils ne la veulent pas rétrécie, étriquée, mesquine, piètre. Ils veulent l’ivresse, non point la tristesse de la vie. Ils veulent s’user, non point se rouiller. Ils ne veulent pas plus être des « chastes » ou des « abstinents » — c’est-à-dire des apeurés de la vie qui redoutent l’expérience ou l’aventure — que des « débauchés » ou des « ivrognes » — c’est-à-dire des déséquilibrés impuissants à apprécier l’expérience ou à hasarder l’aventure. S’assujettir à l’abstinence ou être le serf de la débauche sont des gestes anti-individualistes par excellence, puisque c’est, dans les deux cas, se conduire en esclave.
101) L’éducation de la volonté.
On n’a pas résolu le problème de l’éducation individuelle en amenant quelqu’un à s’abstenir du jus fermenté de la vigne ou d’alimentation carnée (abstention des plus utiles lorsqu’il s’agit d’un régime de malades ou d’anormaux). On a fait, au contraire, un grand pas vers sa solution en exerçant l’être individuel à éduquer sa volonté, à discerner entre ce qui est us et ce qui est abus dans la consommation des produits de la nature, entre ce qui est capable et ce qui est incapable de rendre plus parfaite, donc plus appréciable, sa jouissance de vivre. Qui donc mènera campagne, non pour l’abstention, mais pour l’éducation de la volonté de détermination individuelle ?
L’abstention — soit sous l’aspect contrainte, soit sous l’aspect suggestion — ressort de la méthode coercitive. « Tu dois t’abstenir parce que c’est la loi » ou « tu dois t’abstenir parce que suggestionné grâce à des statistiques ou à des démonstrations, lesquelles, s’étayant sur des consommations abusives de certains produits de la nature, font fi des facultés d’adaptation individuelle » — cela revient au même. Les Individualistes veulent que dans le domaine de l’activité cérébrale, comme dans celui du travail musculaire, l’être individuel, décide non d’après des dogmes scientifiques ou des formules-types, mais — sa volonté éduquée — selon son tempérament, ses aptitudes, ses goûts, ses aspirations. Les Individualistes veulent que, le pour et le contre entendus et pesés, l’unité humaine détermine par et pour soi-même ses besoins.
102) La question des stimulants.
Ce qui vient d’être exposé relativement aux « besoins factices » s’applique également aux « stimulants ». De temps immémorial on a saturé d’engrais les terres dont la qualité arable laissait à désirer ; on suralimente le cheval qui doit fournir une plus longue course qu’à l’ordinaire ; et n’importe quel mécanicien sait que pour augmenter le rendement d’une machine à vapeur, il suffit de jeter un combustible plus abondant dans la chaudière.
Un laboureur soigneux ne s’abstiendra pas de fumer ou d’engraisser sa terre, il prendra garde de ne pas l’épuiser. Le propriétaire du cheval ne renoncera pas à l’excitant de la suralimentation, il veillera à ce que sa bête n’en ressente pas de dommages ; le mécanicien n’épargnera pas le charbon, mais il sait dans quelles limites la machine dont il a charge peut être surmenée.
Il en est de même lorsque pour manifester une activité plus vive, plus intense, l’organisme humain, dans son ensemble ou dans certaines de ses fonctions, exige d’être stimulé. Il ne s’agit pas de renoncer peureusement aux stimulants, de s’en abstenir craintivement. Pour les individualistes, la question réside tout entière dans les considérations suivantes :
Est-ce parce qu’il s’y est déterminé et non parce qu’il y est contraint, que l’intéressé fait usage de stimulant ?
Est-ce que le stimulant adopté cadre avec sa capacité d’assimilation, son goût, le but de jouissance qu’il poursuit ?
Est-ce que l’emploi du stimulant choisi n’absorbe pas, ne régente pas, ne maîtrise pas l’activité vitale de l’intéressé ; est-ce qu’il n’abolit pas sa puissance de discernement individuelle ?
Telles seront les préoccupations des individualistes chaque fois qu’ils se trouveront en face du problème des stimulants ou des excitants.
Quant à leur abstention, considérée comme méthode et non point comme moyen thérapeutique, elle leur apparaîtra, toujours, à eux individualistes, comme de nature à restreindre en l’être individuel l’usage de ses facultés de volition, de choix ; comme de nature à restreindre l’intensité de sa vie, donc comme un « régime d’esclaves ».
103) Anti-autoritarisme d’abord.
Les Individualistes ne nient point l’utilité de régimes alimentaires spéciaux, au point de vue thérapeutique. Ils pensent qu’il est utile de « savoir respirer » et que la culture physique n’est pas à négliger. En général, ils sont en faveur d’une vie simple, exempte de superflu, d’où sont bannis besoins artificiels et habitudes asservissantes, à condition que ce soit l’individu qui détermine lui-même ses besoins et ses habitudes. Une alimentation mixte, mais modérée quant à la viande, de l’eau, et de l’air en quantité, voilà ce qui leur semble être la base naturelle de toute hygiène individuelle normale.
Un individualiste anarchiste ne peut être un intempérant. Il n’est pas alcoolique, par exemple. Il ne fait pas plus d’excès de table que d’excès intellectuels. Mais il ne s’interdit pas, sur la question du végétarisme, de l’hydrothérapie, de l’alcool considéré comme aliment ou autres sujets controversés, d’entendre les deux sons de cloche.
Ce que l’Individualiste veut trouver en son camarade, ce n’est pas l’abstinent, mais l’antiautoritaire, l’homme de liberté, le pratiquant d’une réciprocité consentie. Et c’est la philosophie de l’anti-autoritarisme qu’il est intéressant de voir passer dans sa vie avant celle du végétarisme ou de n’importe quelle autre thérapeutique en isme. L’individualisme anarchiste n’est pas une collection de théorèmes géométriques, de recettes culinaires ou de bains-douches, il faut bien s’en convaincre.
Après tout il est une masse de gens, les uns ayant passé par les grandes écoles, les autres, sportsmen fervents, fidèles du tub, végétariens intransigeants, buveurs d’eau filtrée, hygiénistes indécrottables, qui trouvent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tout en se portant bien et en respirant avec système, ils n’ont jamais eu un sursaut de révolte contre l’autorité effective : ils acceptent même très bien d’en être les agents ou les exécutifs : nombre d’entre eux sont des moralitéistes insipides autant que dangereux, des dénonciateurs même. Nous avons lu dans les journaux des histoires de multimillionnaires qui se vêtent de tissus ultra-hygiéniques, chaussent des sandales, ne fument pas et, pour éviter la calvitie, ne portent pas de coiffures ; cela ne les empêche pas, les bougres ! de faire des coups de bourse.
Lorsqu’un révolté fait de la propagande « hygiénique » — culture physique, antialcoolisme, végétalisme, antitabagisme — il est rare qu’il trouve levées contre lui les forces organisées d’autorité ou d’exploitation. C’est si rare même qu’on n’en connaît point d’exemple contemporain. Mais qu’un individualiste, point abstinent du tout et omnivore, se mette à distribuer le moindre tract « subversif » et voici qu’à l’instant même les chiens de garde de la société se dressent, les crocs découverts.
On est bien obligé de conclure que l’organisation autoritaire et capitaliste de la société actuelle ne redoute pas l’hygiénisme.
9. Volonté de vivre et Volonté de se reproduire. La propagande individualiste.
104) La « volonté de se reproduire. »
L’individualiste anarchiste ne veut pas seulement vivre : il veut aussi se reproduire. Notre Individualiste n’est pas seulement un « individualiste » au sens réel et profond du terme : il se double d’un propagandiste.
Tous les êtres veulent vivre et luttent pour la vie : c’est ce qui constitue ce qu’on appelle l’instinct de conservation. Un organisme qui refuserait de vouloir vivre, qui n’affirmerait pas sa « volonté de vivre » pourrait être à juste titre considéré comme un organisme dégénéré, malsain, anormal. Plus on monte dans l’échelle des organismes vivants et plus cette volonté de vivre, de fuir la mort, se manifeste de façon complexe. Chez les humains, elle se montre sous une foule de formes, dont les détails varient en rapport des races et même des individus, selon le degré de développement qu’a atteint leur mentalité.
Mais les organismes vivants, sains, veulent non seulement vivre, ils veulent encore se reproduire, c’est-à-dire perpétuer conserver leur espèce. Nous n’en chercherons point les raison profondes : ce livre n’est pas une thèse de biologie. Il s’agit d’une de ces tendances cosmiques fondamentales dont l’origine, la persistance et la répercussion ne sont pas encore expliquées intégralement et qui ont place parmi les assises du « ce qui est ». Nous nous contentons de constater, sans crainte d’être contredit, que tout organisme sain veut se reproduire : que l’organisme vivant qui ne veut pas se reproduire est assimilable à l’organisme qui ne veut pas vivre ; qu’il est incomplet, malade ou corrompu.
Parmi les hommes, les « Individualistes » les plus qualifiés ont cherché, sinon à se créer des disciples, à s’entourer d’un cénacle (et c’est encore à vérifier), en tout cas, à répandre leurs écrits, autrement dit à s’assurer une postérité intellectuelle. Qui agit ainsi manifeste sa volonté de se reproduire intellectuellement ou spirituellement.
Or, chez les humains, si complexes, surtout chez ceux doués d’une activité cérébrale prononcée, la volonté de se reproduire génésiquement se double de la volonté de se reproduire intellectuellement, laquelle. surpasse souvent la première. Et de même que les conditions de notre nature entourent de jouissance voluptueuse, de satisfaction nerveuse, irréfléchie, l’acte sexuel de reproduction, elles accompagnent de jouissances cérébrales, réfléchies, voluptueusement aiguës, l’acte de reproduction intellectuelle. Il y a analogie absolue.
D’ailleurs que représentent, bien considérés, tous ces termes dont nous nous servons : intellectuel, cérébral, sexuel, génésique : des images, des illustrations, des balbutiements, très vraisemblablement des plans, des aspects d’une même raison d’être, d’une même complexion dont les divergences proviennent de l’angle où nous nous plaçons pour envisager chacun d’eux.
Pourquoi les larmes de l’homme de science incompris ? Les lamentations de l’artiste méconnu ? Les soupirs de l’écrivain ignoré ? Les inquiétudes du propagandiste délaissé ? Les angoisses du prophète méprisé ? Orgueil ? Ambition ? Plus que cela, des affirmations de leur volonté de se reproduire, de leur crainte de ne pas se survivre en d’autres êtres.
105) Théorie de la propagande individualiste anarchiste
La « propagande » n’est pas autre chose que l’affirmation du désir normal de nous retrouver en autrui, de laisser une descendance qui nous continue ou nous complète au moins en quelques points, moralement ou intellectuellement ; de nous entourer d’une ambiance de vibrations sympathiques à nos aspirations, à nos tendances. Elle est la résultante logique de notre fonction d’êtres sociables.
On ne se rend généralement pas compte, dans les milieux qui ignorent le pourquoi et le comment de la propagande individualiste, des raisons qui la font s’adresser à tous indistinctement.
D’abord, les individualistes n’entrevoient nullement « dans un avenir indéfini, une humanité parfaite devenue absolument juste par l’équivalence de toutes les consciences. »
Rien, au contraire, ne leur ferait davantage horreur qu’un milieu où toutes les consciences s’équivaudraient ; la variété dans les expériences individuelles risquerait fort d’y être absente, puisque tous les composants de ce milieu se répéteraient moralement.
Ils ne disent pas non plus que tous ceux qu’ils croisent sur leur route sont aptes à vivre sans lois écrites. Ce que les individualistes prétendent et affirment, c’est que l’aptitude à la « vie libre » n’est pas uniquement l’apanage des classes cultivées ; celles-ci, d’ailleurs, si elles se passent de loi écrite pour régler leurs différends — et la lecture de la chronique des tribunaux suffit à démontrer le contraire — ne se font point faute d’y avoir recours à l’égard de ceux qu’elles n’estiment pas de leur bord.
Dans la masse sommeillent, ignorantes, nombre d’individualités capables de s’adapter à une existence libérée de l’entrave des conventions et des préjugés sociaux — individualités qu’il ne s’agit que de réveiller, par le verbe ou la plume, pour qu’elles se révèlent à elles-mêmes.
C’est pour « sélectionner » ces individualités qu’intervient toute une forme de la propagande individualiste : conversations individuelles, petites causeries, conférences éducatives, brochures, journaux, tracts, qu’on colporte, qu’on distribue, qu’on glisse dans les poches, qu’on jette dans les boîtes aux lettres, qu’on dépose dans les lieux publics, qu’on colle sur les murs, qu’on expédie là où il semble qu’un écho y répondra.
Une fois sélectionnés, ces « individualistes » qui s’ignoraient — tout « gens du commun et incultes » qu’on les catalogue — sont aussi capables, dans leur vie de tous les jours, de se passer de codes et de juges que les « cultivés ». Et même mieux, car ils ne font pas de la question économique leur exclusif souci, leur préoccupation de la liberté rejetant au second plan celle du bien-être.
L’individualisme anarchiste est pour tous ceux que leur tempérament, ou leurs conclusions, ou leur conception de la vie mènent ou incitent à être des individualistes.
Par la suite, un tri se produit : les inadaptés à l’individualisme font fausse route, ou s’en vont ailleurs. Les adaptés demeurent.
Mais « adapté » au concept individualiste signifie « inadapté » au contrat social : celui-ci est basé sur le fait que l’autorité est utile et indispensable au bon fonctionnement du milieu social, y compris ceux de ses composants qui n’en ressentent pas le besoin.
Ce sont donc bien des inadaptés que la propagande des individualistes cherche à susciter parmi tous ceux que la diffusion de leurs idées intéresse. Autrement dit des êtres qui, forcés de demeurer dans la société, n’y appartiennent par aucune fibre de leur cœur, aucune cellule de leur cerveau.
106) La propagande vraie.
Jamais cause n’a profité du mensonge. Jamais surenchère n’a ennobli une théorie. En quoi peut bien, à ce point de vue, consister la propagande vraie, celle qui permet de se retrouver plus tard, face à face avec ceux qui vous ont entendus, sans crainte de se voir reprocher de les avoir déçus ou dupés comme un charlatan de foire villageoise ?
En tout premier lieu, il est essentiel de reconnaître que l’existence d’un milieu social où les individualistes anarchistes pourraient évoluer à l’aise n’est réalisable ni demain, ni après-demain. Aussi ne peuvent-ils que tracer des directives, planter des jalons, indiquer les résultats de leurs expériences.
En avouant cela, simplement, loyalement, la propagande individualiste ne décevra personne. Elle se différenciera de certaines propagandes qui lui sont nettement antagonistes et qu’un moment on avait pu croire voisines. Selon la formule traditionnelle, l’état de choses dont nous souhaiterions l’avènement ignorerait non seulement économiquement, mais encore intellectuellement et éthiquement l’autorité et l’exploitation sous tous leurs aspects.
Or, cet état de choses sous-entend une éducation préliminaire individuelle, c’est-à-dire la formation d’individualités qui ne veulent ni user de l’autorité ni la subir — ni exploiter ni être exploités. Le mouvement individualiste anarchiste n’a donc rien de commun avec les mouvements dont les initiateurs trompent ceux qu’ils cherchent à attirer en faisant luire à leurs yeux on ne sait quel mirage de milieu transformé magiquement à coups de décrets.
Rien à attendre en fait d’humanité « nouvelle » sans une « nouvelle » mentalité des hommes.
La propagande individualiste fera comprendre que nul n’étant obligé de se déclarer débarrassé de tel ou tel préjugé, il est inconséquent pour quiconque prétend l’être, de ne pas admettre que ses proches profitent les premiers de ses déclarations.
Que le camarade qui préconise ou défend les idées d’ « amour libre », par exemple, s’attende à ce que les siens prennent au pied de la lettre ses vues à ce sujet.
Que le partisan de la « libre-discussion » s’attende à voir ces conceptions les plus chères contestées à son foyer et qu’il ne réserve pas pour le dehors seulement une tolérance qu’ignorent ceux qui l’entourent.
La propagande individualiste proclamera avec force que le moindre acte en désaccord avec nos paroles ou nos écrits diminue ou affaiblit cette intérieure source d’énergie, qui seule permet de résister à la pesée d’une société dont la morale consiste essentiellement à agir autrement qu’on écrit, qu’on parle ou qu’on sent.
107) Les procédés et les résultats de la propagande individualiste.
Il y a, nous l’avons vu précédemment, toutes sortes de façons d’accomplir la propagande individualiste. Et cela dans tous les milieux, en commençant — cela va sans dire — par ceux qu’on dénomme avancés, et qui sont si lents à se déplacer.
Entre plusieurs procédés de propagande, l’individualiste choisit sans hésiter celui qui cadre davantage avec son tempérament, sa nature, sans souci pour la clientèle, Peu importe si, en l’accomplissant, il choque les idées reçues en la matière. Il s’y livre parce que cela lui plaît. Et non pas pour se conformer à un programme d’activité collectif, Tant pis pour les pavés qu’il jette dans la mare aux grenouilles.
N’est-ce pas d’ailleurs à cette forme de propagande que nous devons le peu de lumières, le peu d’auto-conscience que nous possédons ?
Nous hésitions sur la voie à suivre, nous éprouvions des aspirations vagues, nous exprimions des souhaits mal définis. Nous balbutiions et nos gestes étaient chaotiques. Un inconnu,. un jour, nous a remis une brochure — ou le titre d’un journal ou celui d’un livre a frappé nos yeux — ou bien nous avons entendu parler un camarade dans une réunion où nous nous étions peut-être rendus pour faire plaisir à un voisin. Et voici qu’une lueur a jailli dans les ténèbres où se débattait notre intelligence. Un mot a porté, une parole nous a frappés. Peu à peu, nous nous sommes révélés à nous-mêmes. Nous sommes devenus des en dehors, des sélectionnés, des inactuels, des négateurs d’archies des contempteurs de cruties, des individualistes anarchistes enfin.
Vous souvenez-vous de la flamme qui nous consumait alors ?
Nous brûlions du désir de vivre — de vivre tout notre saoul intellectuel. Nous ne nous lassions pas en ce temps-là d’acquérir des connaissances. L’aube nous trouvait souvent penchés sur un livre, tâchant de comprendre ce qui nous était encore difficile à assimiler. Nous vivions et, sans faire d’effort, nous communiquions la vie autour de nous. Sans nous en rendre compte, pour ainsi dire. Nous découvrions toujours quelqu’un, quelque part, à qui transmettre une brochure ou un exemplaire de journal, Nos poches étaient bourrées de petits tracts et elles ne le restaient jamais longtemps.
Quelle intensité de vie !
Non point vie intense après tout, vie normale.
Tout être sain, je l’écrivais plus haut, est déterminé à se reproduire. Tout être sain, intellectuellement parlant, est déterminé à se reproduire intellectuellement. C’est ainsi que l’espèce psychologique que nous constituons perpétue son existence.
Aux unités qui tombent, inaptes à continuer l’effort qu’exige notre vie en marge de la société — intérieurement tout au moins — se substituent des unités jeunes, bouillantes, enthousiastes, infusant un sang nouveau à l’espèce.
Il n’est pas exact de prétendre que la propagande individualiste ne porte pas de fruits.
Il est impossible de prévoir où peut atteindre une brochure, un exemplaire de journal distribué. A l’heure même où nous nous lamentons sur le peu de résultats de nos efforts, quelqu’un à mille lieues d’ici se libère peut-être d’un préjugé, grâce à la lecture approfondie d’un tract laissé six mois auparavant sur la banquette d’un wagon de chemin de fer d’intérêt local.
Sans doute, de ce qui est semé, beaucoup est gaspillé, perdu — mais non la totalité. Un pourcentage demeure qui germe et vient à maturité.
On reproche à la propagande individualiste de ne pas s’adresser à la foule. Elle s’adresse, c’est vrai, à chaque unité dans la foule qu’elle peut atteindre. Et il est exact qu’elle attire ou repousse celui qu’elle vise. Mais il en est de même de toute propagande — toute suggestive qu’elle soit — même de celle qui proclame l’abolition de la douleur universelle dès que chacun produira selon ses forces et consommera suivant ses besoins.
« L’individu s’appartenant en premier lieu »… Cette conception de l’unité sociale gagnant de proche en proche, il est évident que la tournure d’esprit générale s’en trouverait du tout au tout modifiée. La difficulté est que le nombre des êtres humains disposés à recevoir et à réaliser intégralement ce concept est restreint.
S’accroîtra-t-il ? La planète verra-t-elle jamais son sol foulé par une race d’individus s’appartenant d’abord, en toute réalité, — corporellement, intellectuellement, économiquement ? La phase historique actuelle est-elle favorable à l’éclosion des tempéraments voulus ? Esquisser une réponse serait cavalcader dans l’hypothétique. Et c’est ce qui déplaît par-dessus tout à l’individualiste.
Nous n’avons effleuré ce sujet, d’ailleurs, que pour indiquer qu’il serait facile, si nous voulions, de déclamer sur la future Cité de liberté. Les formules ne manqueraient pas. Mais l’individualiste n’exploite pas la société à venir.
Il préfère trouver sa satisfaction en ceci — c’est, que disséminés tout à travers la société, une espèce d’hommes existe qui « tendent à s’appartenir en premier lieu ».
Et cela malgré l’hostilité et les persécutions du reste de leurs congénères. Et cela grâce à une propagande qui aboutit inévitablement, un jour ou l’autre, à sélectionner les individualistes qui s’ignorent.
108) Le péril médiocratique et les deux propagandes.
Ce n’est pas d’hier que date le péril réactionnaire et faire contre ce péril le bloc de tous les éléments avancés — des républicains aux anarchistes — n’est ni nouveau ni inédit. Le péril clérical date de toujours et, pour y faire face, on sait quelle activité ont déployée jadis les loges, les associations libres-penseuses, leurs propagandistes et leurs journaux. Le péril social-communiste lui-même n’est pas d’invention récente : il y a beaux jours que, sur différents tons, on entend dénoncer le danger imminent du socialisme sous sa triple forme : étatiste, communiste, dictature de classe.
Il est un péril plus grave que tous ceux que je viens d’énumérer : le péril médiocratique.
Et d’abord, si les termes médiocratie et médiocratique s’entendent d’eux-mêmes — la médiocratie, c’est le règne, le régime, la domination des médiocres — qu’est-ce que le médiocre ? L’homme médiocre, c’est l’homme moyen, indifférent, apathique, moins qu’ordinaire peut-être. C’est l’homme qui craint l’originalité combattive, l’initiative coûteuse ; qui a horreur de la passion qui absorbe, de l’effort qui consume, de la spontanéité qui exalte, de l’aventure qui forge le caractère, de l’imprévu qui aiguise les organes de la perception. Le médiocre, c’est l’homme qui n’est déterminé ni par les forces qui élèvent, ni par celles qui abaissent ; qui accepte volontiers d’être un meneur, pourvu qu’il ne dépasse pas la mentalité de ceux qui le placent à leur tête, — ou d’être un mené pourvu que celui qui le mène ne l’effraie pas par la hardiesse de son tempérament ou l’irrégularité de ses conceptions. L’homme médiocre est toujours prêt à s’enrôler, à s’immatriculer, à s’encarter pourvu qu’on ne l’effraie pas par des conditions d’affiliation trop sévères. Il est prêt à coopérer à n’importe quelle tentative destinée à améliorer son sort, pourvu que cette tentative ne l’oblige pas trop à réfléchir ou à coopérer trop activement ou trop ostensiblement. Il n’est point trop vertueux et il n’est que modestement vicieux. Il reste en toutes choses… un médiocre.
Réaction, cléricalisme, social-communisme, sont des aspirations de médiocres, des régimes de médiocrité convenant admirablement à quiconque consent à être la dupe, l’instrument ou l’exécutif des privilégiés au point de vue de la fortune, de la hiérarchie religieuse ou de la direction de l’organisme social. S’y attaquer uniquement, c’est faire de l’empirisme vulgaire, c’est négliger la cause primordiale et fondamentale : la médiocrité. A l’horizon un danger monte, telle une marée menaçante, un danger plus pressant, plus immédiat que la réaction, le cléricalisme et le social-communisme, parce qu’il les contient tous — c’est le péril médiocratique. Il n’est pas un individualiste qui ne demande qu’on fasse campagne contre la médiocrité, — la médiocrité intellectuelle, artistique, politique, religieuse, syndicaliste, socialiste, communiste, révolutionnaire, voire anarchiste — contre la pauvreté des visions individuelles et l’insuffisance des propagandes d’idées. Il n’est pas un individualiste qui ne demande qu’on sème à la volée les concepts originaux, les perspectives étranges, les pensées qui déconcertent, les opinions qui exaspèrent, les thèses qui désorientent.
Il y a toujours eu et il y aura toujours deux sortes de propagandes. Celles qui poussent les unités humaines à sortir de leur médiocrité en proposant à leur intelligence des sujets propres à exciter chez eux l’étude ou la réflexion, à susciter en eux le désir de savoir, le besoin d’expérimenter, l’amour du nouveau, la haine des sentiers battus. Il y a aussi celles qui entretiennent chez ceux qu’elles atteignent la banalité des désirs, l’exiguïté des perspectives, le terre à terre dans les revendications. C’est grâce à celles-ci que « retour de la réaction », « réveil du cléricalisme » et avènement du social-communisme sont possibles. A ceux qui se sentent étouffer sous la chape d’apathie ambiante de discerner, parmi les mouvements qui sollicitent leur sympathie, ceux qui leur paraissent de nature à endiguer le péril médiocratique.
10. L’Individualiste anarchiste comme réagisseur et comme réfractaire
109) Théorie de la réaction individualiste au sein du milieu
Parce que l’individualisme anarchiste n’est pas uniquement une philosophie, un système une méthode une attitude, parce qu’il est en outre et par dessus tout « une vie et une activité », l’individualiste se trouve immédiatement en contradiction, en opposition avec le milieu social et cela, violemment, quoi qu’il fasse.
Le rejet sincère de toute autorité extérieure, de toute exploitation, pose un problème qu’il faut résoudre tous les jours, à toutes les heures, à moins de se laisser entraîner par le courant des compromissions, perdre toute volonté de résister à l’oppression ou vivre en perpétuelle contradiction avec ses opinions.
La réaction au sein du milieu ou la rupture d’équilibre en un milieu donné constitue très probablement la forme élémentaire de la vie, dans tous les cas sa manifestation incontestable. Dans un milieu donné, répétons-nous, que nous supposerons idéalement uniforme, apparaît un bouillonnement, une agitation, une fermentation. C’est un signe de réaction, le symptôme d’une forme de vie autre que celle du milieu : il y a rupture d’équilibre. Or, cette vie s’affirmera dans et par la lutte qui va désormais se livrer entre l’ambiance réfractaire, apathique, et cette activité nouvelle. Ne l’oublions pas, en effet, vivre c’est combattre, c’est batailler, c’est s’affirmer et là où la lutte cesse, la vie et le mouvement cessent aussi.
110) Persistance de la lutte contre l’uniformisme et le conformisme.
La lutte ne cessera jamais.
Et jamais, heureusement, le règne de l’uniformité ne s’étendra sur la terre, stagnant, monotone et mortel.
Il y aura toujours des protestataires, des révoltés, des réfractaires, des isolés.
Il y aura toujours des hors-société, des outlaws, des récalcitrants, des critiques, des raisonneurs, des négateurs.
Il y aura toujours des êtres qui aimeront et qui haïront vigoureusement. Il y aura toujours des passionnés, des non-conformistes, des perturbateurs, des protestataires.
Il y aura toujours des amoraux, des alégaux, des asociaux. Il y aura toujours des antiautoritaires.
Les légendes qui nous restent des temps préhistoriques montrent que l’Âge d’or connut des mécontents et que toute l’ambroisie de l’Olympe ne suffit pas à endormir Prométhée.
Et dans tous les temps il se trouva quelqu’un pour réagir contre l’opinion ou la tyrannie du plus grand nombre.
La planète n’est pas encore assez vieillie ni l’élément vital épuisé au point d’avoir anéanti l’énergie de résistance individuelle chez tous les êtres. Et il est probable que la terre accomplira bien des révolutions autour du foyer solaire avant qu’il en soit ainsi.
C’est la plus consolante des pensées qui nous demeure alors qu’ont fait défaut toutes les ressources sur lesquelles nous étions plus ou moins en droit de compter, alors que se sont évanouis nos illusions ou nos enthousiasmes, alors que nous restons seul ou à peu près sur la route.
L’Individu réagira toujours contre la dictature, l’Unique n’acceptera jamais la domination de la multitude et l’Homme seul ne se laissera point absorber par l’ensemble.
L’Artiste ne prostituera jamais sa vision individuelle au goût de la foule, aux traditions de l’école ; le Poète ne sacrifiera pas son inspiration à la mentalité du milieu ; le Savant ne se laissera pas imposer silence par les préjugés scientifiques.
Ceux qui placent la liberté avant le bien-être ne feront jamais route avec ceux qui sont toujours prêts à aliéner un peu ou beaucoup de leur indépendance pour un plat de lentilles ou une écuelle de soupe.
Ceux dont la grande affaire est la sculpture de leur statue intérieure ne marcheront point de conserve avec ceux dont le but ne dépasse pas la transformation extérieure du milieu social.
L’Artisan ne s’inclinera pas devant l’ouvrier, le producteur machinal, l’automate de l’atelier ou de l’usine. Il ne renoncera pas à douer de son originalité personnelle l’objet qui sort de ses mains pour adopter on ne sait quel étalon vulgaire de production commune.
L’Initiateur ne baissera pas pavillon devant le vulgarisateur. Ni l’Educateur devant l’instructeur. Ni le Chercheur devant le gardien de formules. Ni le Découvreur devant le marchand de routine. Pas plus que l’Expérimentateur devant le détenteur de vérités officielles.
Les Amants fouleront toujours aux pieds les conventions établies en fait de morale sexuelle.
Et le Courageux refusera toujours de produire pour le fainéant. Et le Créateur se méfiera du parasite. Et le Fier dédaignera l’aide du rampant.
Et l’Exploité sera jusqu’au bout l’irréconciliable ennemi de qui l’empêchera de recueillir en entier le fruit de son effort à lui, quels que soient le nom de l’exploiteur, le déguisement de l’accapareur ou du privilégié : Capitaliste, Administrateur, Collectivité, Communauté, Groupe.
L’Individualiste Anarchiste ne se laissera jamais dominer. Il ne se laissera point séduire par la perspective du mieux être économique.
Il ne se laissera point enrôler parmi les partisans du « moindre effort et plus de dépendance ».
On ne le trouvera jamais parmi les petits bourgeois qui cherchent dans la résolution de la « question du ventre » à dissimuler leur incapacité de tenter de résoudre leur question individuelle — d’affronter la vie avec ses risques moraux, économiques, intellectuels, pourvu qu’il y ait équité au point de départ.
L’Individualiste Anarchiste placera toujours à la base de sa vie, de son activité, de sa propagande le fait individuel. Il n’acceptera jamais qu’on puisse lui demander un compte quelconque de ses actes privés dont il veut demeurer l’unique appréciateur.
C’est ce qui constitue sa raison d’être.
C’est ce qui le met en état constant de légitime défense contre tout régime impliquant sacrifice de l’unité à la pluralité sociale, même si de ce sacrifice résultait un bénéfice économique.
Car quiconque se laisse dominer sans opposer de résistance, car quiconque aspire à dominer ne saurait être un individualiste.
C’est pourquoi, pour les individualistes anarchistes, la lutte ne cessera jamais.
111) Réagir ou périr.
Tout milieu constitue une force d’inertie, de conservation, une réserve de stagnation qui s’oppose instinctivement, pour ainsi dire, à n’importe quelle tentative novatrice. Tout milieu abhorre d’être dérangé dans sa lente décomposition. Malheur à ceux qui troublent sa quiétude, qui se mêlent d’entraver ou de précipiter la marche de son anéantissement graduel : toutes les énergies latentes, secouées, excitées, irritées, se retrouveront pour s’efforcer d’engluer, d’étouffer, d’assimiler l’impudent trouble-fête.
L’individualiste réagira ou périra. Point d’issue. Ou il résistera, ou bien il sera englouti. Ou sa voix et ses gestes retentiront, s’affirmeront, détonneront ou bien sa voix s’éteindra dans le brouhaha commun et il accomplira les gestes de tout le monde. Ou, comme tout le monde, il acceptera bénévolement le soi-disant contrat social et la soi-disant solidarité universelle imposés par la force des habitudes et la violence des dirigeants ; ou bien, se rebellant, il défendra et soutiendra son droit individuel à la négation de ces prétendus, de ces obligatoires contrats de solidarité. Ou bien il ne sera qu’un numéro, enrégimenté dans la masse, ou bien il s’efforcera d’être soi-même, de disposer de son sort. Et parce qu’il rejettera la solidarité universelle, il sera normalement amené à accomplir des gestes que ne saurait admettre ou que réprouvera le contrat social.
L’individualiste anarchiste ne se retire pas du monde : c’est dans le monde qu’il affirme son existence, qu’il tente de vivre sa vie. Il ne piétinera pas sur place, attendant avant de risquer un pas de plus sous l’orme du devenir que la multitude des arriérés vienne le rejoindre. Piétiner, c’est reculer, c’est avoir perdu la bataille avant qu’elle commence, c’est s’avouer vaincu d’avance. L’individualiste se rend parfaitement compte qu’une grande partie de ses semblables appartient intellectuellement ou moralement à des espèces qui ont « fait leur temps », inaptes psychologiquement à la conception et à la réalisation d’une vie libre. Il ne s’attardera pas, disons-nous, dans les pièges d’une sensiblerie inexcusable : quel leurre pitoyable, quel mensonge que cet amour qui embrasse tout le genre humain et qui, mis à l’épreuve, n’aime personne !
112) La vie et la Société.
La principale objection qu’on oppose aux individualistes anarchistes qui veulent vivre leur vie, malgré ou même contre la société, c’est que toutes phrases de rhétorique laissées de côté, et qu’ils le veuillent ou non, ils font partie intégrante de cette société qu’ils nient et sans laquelle d’ailleurs, ils ne sauraient subsister.
Pas plus que le magistrat, le petit commerçant ou la prostituée, l’individualiste n’est hors du milieu. Il est en dedans de la société, disent-ils, Il savoure les mêmes joies et éprouve les mêmes souffrances que les autres hommes. Il consomme la production d’autrui et produit pour la consommation d’autrui, Même, il ne peut se passer de l’effort des autres hommes, alors que les autres hommes peuvent très volontiers se passer de son effort. Les fonctions qui conservent et perpétuent l’espèce, il les accomplit de la même façon que les autres. Rien ne le différencie, somme toute, de ses semblables.
A première vue, ce raisonnement paraît difficilement attaquable. A la réflexion, on s’aperçoit qu’il rapporte à la société des choses qui relèvent simplement de la Vie. On confond trop la Vie avec la société. On ne veut pas faire attention que la Vie est plus que la société. On paraît ignorer que des organismes vivants, très complexes, subsistent très bien sans société, On ne sait plus que les hommes eux-mêmes ont pu subsister sans être organisés en société.
Se mouvoir, respirer, assimiler, désassimiler, se reproduire, etc.., sont des phénomènes qui n’ont aucun rapport avec l’existence d’une société, conçue de façon quelconque. C’est d’eux dont dépend le Milieu et non eux qui en dépendent.
Ce qu’il serait exact de dire, c’est que les hommes actuels ne conçoivent pas la vie sociale ou individuelle sans la société telle qu’elle fonctionne actuellement, sous leurs yeux. Mais, par rapport à la Vie, la société est une artificialité, un surajouté. Des sociétés ont disparu et cela n’a pas empêché la Vie de continuer. Des continents même se sont effondrés et la Vie a persisté sans le moindre arrêt.
Eh bien, c’est chose entendue ; pour se développer, pour croître, l’individualiste le plus farouche a eu besoin de la « société ». Il en a eu besoin à un âge où son tempérament n’avait pas eu la possibilité de s’affirmer, où il ne pouvait ni raisonner ni formuler une appréciation quelconque.
Plus tard — et peu en importe le motif — il a été amené à devenir un négateur d’autorité et d’exploitation. Parce qu’il s’est trouvé en présence d’un contrat social basé essentiellement sur l’autorité et l’exploitation, s’ensuit-il qu’il soit redevable à un titre quelconque à l’organisation qui le lui a imposé ?
Qu’est cette organisation, d’ailleurs ?
Un ensemble de faits et d’institutions destiné à maintenir l’être individuel en sujétion constante, à le parquer dans l’enclos des conventions morales et des servitudes économiques.
Dans tous les temps et dans tous les lieux, il est vrai, des membres de la société se sont révoltés contre le contrat qu’elle leur imposait, tantôt intellectuellement, tantôt moralement, tantôt économiquement : — les individualistes anarchistes ont, quelques-uns, profité de ce qu’avaient accompli ou écrit ces ancêtres ou ces précurseurs ; ils ne leur sont en rien redevables ; n’ont-ils pas trouvé en leur activité — ces pionniers — la seule récompense qu’ils fussent en droit d’attendre ?
La société ! mais si nous ne nous abusons, ce sont les usines, les prisons, les casernes, les habitations ouvrières, les taudis, les maisons de prostitution, les assommoirs, les tripots, les fabriques de gaz asphyxiants, les magasins de luxe.
La société ! mais ce sont les élus, les électeurs, les juges, les gendarmes, les fonctionnaires, les exploiteurs, les exploités, tout ce qui veut vivre aux dépens d’autrui et tout ce qui laisse autrui vivre à ses dépens.
La société ! mais c’est la foule qui bat des mains au moment où passe un défilé de mutilés de la dernière hécatombe ; c’est la longue théorie des meurt-de-faim qui font queue à l’entrée des asiles de nuit ; c’est celui qui ôte son chapeau lorsque passe un corbillard ou ne va au cirque qu’à condition qu’il y ait au programme un numéro sensationnellement périlleux.
Et à cette société-là, l’individualiste anarchiste devrait des comptes ?
Or, les ateliers et les grands magasins, la Bourse et le pari mutuel, les canons monstrueux et les avions de chasse, les églises et les palais, tout ce que la civilisation a produit comme conditions de développement du Milieu dont nous faisons partie, tout cela peut disparaître. La Vie n’en perdurera pas moins.
La vie que veut vivre l’individualiste n’a aucun rapport avec la vie sociale que nous connaissons. C’est contraint, forcé, obligé qu’il mène l’existence que le milieu lui impose. De même façon que le prisonnier souhaite que son geôlier disparaisse, l’individualiste désire que la société périsse. Elle le gène, elle rétrécit son horizon, elle alourdit sa marche, elle en fait un perpétuel esclave. Quels que soient ses gestes, en dernier ressort, ils visent toujours à le soustraire à l’empire de l’ambiance sociale ou à réduire celle-ci en pièces, ce qui revient au même.
A moins de faire un insensé de lui-même, que peut importer la prospérité ou le devenir de la « vie sociale » à l’individualiste ? Il est suffisant qu’il la sente, qu’il la subisse, tyrannique et comprimante. C’est vers la Vie, la vie tout court qu’il est attiré, la vie « en liberté » qui contraste si fort avec l’existence que lui ont imposée les conditions économiques, la politique, tant d’autres causes encore. C’est la Vie qui l’intéresse, qui le sollicite, qui l’entraîne : la vie « naturelle » qui ignore les compromissions, les marchandages, le frelaté, le clinquant, le trompe-l’œil, les réputations surfaites, le calcul, l’arrivisme, — c’est-à-dire tout ce qui caractérise la vie sociale, tout ce qui perpétue la. société.
C’est la vie telle qu’il la conçoit — sa vie en un mot, qu’il. oppose, tout logiquement, — à la société, à la « vie sociale ».
Entre la société et la vie, sa vie donc, l’individualiste opte pour la vie. Et il veut la vivre à tout prix, coûte que coûte, étant entendu que c’est sans dominer ni exploiter autrui.
Adopter une autre attitude serait le fait d’une dupe, ni plus ni moins.
113) L’individualiste considéré comme réfractaire
Nous avons vu successivement l’individualiste anarchiste en désaccord avec la société actuelle et sans aucune affinité avec ceux qui entendent la réformer ; en réaction inévitable et constante contre le milieu, voulant être lui-même et par sa propagande en amener d’autres à la vie, aimant la vie vécue pour elle-même, pour les expériences qu’elle lui offre et, qui plus est, l’aimant ardemment, intensément. Il a refusé de se laisser absorber par son environnement, il a échappé à l’engluement d’une solidarité fictive ; il ne s’est pas conformé aux us et coutumes du milieu. C’est un réfractaire.
114) L’attitude individualiste devant la science.
Il n’entend pas plus s’agenouiller devant la science que devant la divinité ; il sait fort bien qu’il n’est de science que parce qu’il existe un cerveau humain, que nombre de déductions scientifiques ne font que se conformer à la constitution de ce cerveau. La science, comme les autres branches de l’activité humaine, est faite pour servir l’homme et non pour l’asservir. Athée, l’individualiste refuse de se laisser enrôler parmi les fidèles de la religion scientifique ; il a horreur des solutions et des formules qui résolvent des problèmes que souvent nous posons mal ; il sent qu’il n’y a point de honte à ignorer une foule de choses. Il n’est l’adversaire d’aucune conception philosophique pourvu qu’elle s’expose à la critique et repose sur une aspiration, une satisfaction, un raisonnement individuels. II cherche, il examine, il discute, il adopte, en attendant mieux, la solution ou l’hypothèse qui lui permet de se développer avec le plus d’intégralité, quitte à l’abandonner dès que se présente une autre réponse le satisfaisant davantage. II n’accepte jamais aucune formule comme définitive ; c’est toujours à titre provisoire, transitoire, qu’il l’insère en sa mémoire.
L’individualiste est certainement matérialiste. Le vocable « matière » est d’ailleurs un concept purement individuel. La matière n’est pas uniquement tout ce qui tombe sous les sens, c’est avant tout ce qui tombe sous « mes » sens. Mais, tout matérialiste que se sente l’individualiste il ne renonce ni aux joies intérieures que peut lui procurer la vie du sentiment, ni aux jouissances intellectuelles que peuvent lui amener par exemple la spéculation en philosophie, la poésie en littérature, le coloris en art. Cela sans qu’il vienne à l’idée de l’artiste ou du poète de critiquer tel autre camarade dont les mathématiques ou la géométrie sont la somme de la pure satisfaction cérébrale. Tout ceci ne l’empêchera pas de demeurer réfractaire aux conceptions orthodoxes en littérature, en art ou en philosophie, réfractaire à tous les « textes reçus » et à toutes les éditions ne varietur.
115) La famille, la patrie.
S’agit-il de la « famille » ? Là encore l’individualiste se trouve en profond désaccord avec les idées dominantes qui basent la famille sur des liens purement circonstanciels, très souvent, et qui accordent au père de famille une autorité tyrannique, comme celle de diriger l’éducation de l’enfant, de l’aiguiller vers une carrière donnée, de fausser dès le début son avenir intellectuel et moral. Presque tous les parents tendent à faire de « leurs » enfants, non des êtres capables de penser par et pour eux-mêmes, aptes à réagir contre les influences héréditaires ; non des foyers d’initiative, mais des photographies, comme des reproductions reflétant les idées et les gestes de leurs géniteurs. Il suffit qu’un enfant ne ressente aucune affinité avec son entourage familial pour qu’il soit aussitôt qualifié « mauvais sujet ». Il suffit même qu’à vingt ans, il fasse montre de nourrir des idées opposées à celles de qui le procréa, idées vieilles d’un demi-siècle, pour se voir accusé de « faire le malheur des siens ».
L’individualiste sait fort bien que, produit de la fécondation de l’œuf par un spermatozoaire, tout enfant, par une application peu expliquée des phénomènes de l’atavisme, reproduit les traits de caractère d’ancêtres fort éloignés parfois, qu’il les résume ou les mêle à ceux de ses parents immédiats, qu’il n’est point surprenant que certaines de ces caractéristiques détonnent dans le milieu familial, bref, que la plupart du temps, le « mauvais sujet », « le désespoir de sa famille » est simplement l’enfant qui ne trouvant pas dans le milieu familial un terrain favorable à son développement, aspire à le trouver ailleurs.
S’arroger le droit, parce qu’on lui a assuré la subsistance et l’entretien pendant un temps, de diriger la vie ultérieure d’un être semble à l’individualiste aussi tyrannique que la prétention émise par certains patrons, parce qu’ils leur fournissent du travail, d’imposer à leurs ouvriers leur présence à la messe. L’individualiste ne connaît de famille que celle dont les membres sont unis par l’affinité des idées, des caractères, des tempéraments ; cela peut fort bien se rencontrer dans les familles uniquement basées sur le lien génital, mais ce que l’individualiste conteste, c’est qu’être leur fils ou fille confère à des parents une présomption d’autorité.
De ce qui précède, il ressort que l’individualiste n’est pas de parti pris l’adversaire de « la famille ». Il est tout simplement hostile à l’idée de la famille autoritaire, telle qu’elle est conçue et appliquée en général.
Nous ne parlerons qu’en passant de la « patrie », autrement dit l’ensemble des préjugés, des privilèges et des biens qui, dans un territoire donné, sont l’apanage des catégories dirigeantes privilégiées ; nous ferons remarquer aussi que tout « internationaliste » ou « sans patrie » que soit nécessairement l’individualiste, il ne s’interdit nullement de préférer tel ou tels coins de terre à tel ou tels autres.
116) L’individualiste devant les contingences sociales.
L’individualiste non réfractaire ne se comprend pas, n’a pas de raison d’être ; l’individualiste qui redoute le qu’en dira-t-on, qui se soucie de l’opinion publique, ce pantin-là n’est pas plus individualiste que le personnage qui prend prétexte d’individualisme pour imposer sa présence à ceux qui ne la désirent pas, ou tirer son épingle du jeu au détriment de ses amis. L’individualiste est réfractaire parce qu’individualiste et non individualiste parce que réfractaire. L’ivrogne qui se roule dans le ruisseau en criant « vive l’anarchie » et prétexte qu’il est anarchiste pour s’alcooliser à en perdre la raison, ne l’est nullement : c’est un dégénéré, rien d’autre.
Nous ne voulons pas dire que l’individualiste heurtera toujours de front les barrières que la société oppose à la vie ; il ne sert à rien de se briser volontairement la tête contre les murailles : on risque de se faire mal et pis encore. S’il consent au milieu des concessions indispensables — toujours avec l’arrière-pensée de les reprendre — pour ne pas risquer ou sacrifier sottement ou inutilement sa vie, c’est qu’il les considère comme des armes de défense personnelle dans la lutte pour l’existence.
Et pour obligé qu’il soit de vivre dans une société dont la constitution répugne à son tempérament, c’est en étranger qu’il y campe.
En son for intérieur, il est toujours un asocial, un réfractaire, un en dehors, un en marge, un à côté, un inadapté.
L’individualiste, il est vrai, peut accomplir certaines formalités légales ou administratives afin de s’assurer la possession d’un avantage, ou d’un bien-être qu’il lui aurait été impossible d’atteindre autrement, mais pour ne commettre aucune inconséquence, force est qu’il se serve de ces mêmes formalités pour les tourner ou les rendre inutiles. Comme nous l’avons dit, l’individualiste anarchiste n’endosse de responsabilité que vis-à-vis de lui même ; il n’est comptable qu’à lui-même ; il ne rend jamais de comptes à qui que ce soit et pour quoi que ce soit. Il lui suffit, pour être satisfait, qu’il ait conscience de rendre sa vie un effort sincère et constant pour mettre ses actes en rapport avec les opinions qu’il affiche.
Il va sans dire que ce refus de reddition de comptes a des limites logiques, naturelles : un individualiste n’est, ne peut être ni député, ni magistrat, ni policier, ni espion. S’il possède quelque argent, l’impérieuse « volonté de se reproduire » qui le domine l’amènera à soutenir de ses deniers la propagande des idées qui lui sont chères.
Vivre sainement, confortablement, joyeusement, intensément, voilà la vie individualiste. Vivre en esclave de son avarice ou en valet de son superflu, voilà la vie bourgeoise. L’individualiste anarchiste est un être libre.
117) La ruse comme arme défensive.
On a reproché aux individualistes anarchistes de se servir de la ruse comme arme de préservation individuelle à l’égard de la société. Mais, sans la ruse, il y a beau temps que l’autorité les aurait annihilés et que l’ambiance les aurait absorbés. Pour subsister — c’est-à-dire pour conserver, prolonger, amplifier, extérioriser sa vie, l’individualiste, l’en dehors ne peut, sous peine de suicide, récuser aucun moyen de lutte, la ruse y compris — aucun moyen, dis-je, sauf l’emploi de l’autorité. Et cela sous peine de se trouver en état d’infériorité à l’égard du milieu social, lequel tend toujours à empiéter sur ce qu’il est et sur ce qu’il a.
Qui ne ruse pas ? L’ouvrier qui se garde bien de dévoiler ses idées à son patron ; le patron qui dérobe les siennes à son ouvrier ; l’afficheur de placards séditieux qui les colle de nuit sur les murs des édifices publics ; le distributeur de factums subversifs, qui prend bien soin qu’on ne l’aperçoive pas quand il les dépose dans les boîtes aux lettres. Et pourquoi dédaigner l’usage de la ruse ? Pourquoi laisser connaître le fond de sa pensée à son adversaire ? Pourquoi se livrer au premier venu ? L’individualiste ne campe pas dans le milieu en ami. Il donne à la société le moins possible de lui-même — et il en retire le plus possible, car il n’a point demandé à naître et, en le mettant au monde, on a exercé à son égard un acte d’autorité irréparable, qui exclut toute possibilité de contrat bilatéral.
118) Aspects et résultats divers de l’attitude individualiste.
En plaçant à la base de leur conception de la vie la liberté — c’est-à-dire la négation de l’autorité, l’opposition à toutes les formes de coercition collective ou individuelle ; en orientant leur activité intellectuelle dans un sens antiautoritaire — c’est-à-dire en critiquant et en ridiculisant la contrainte et l’obligation, en n’affichant que dédain, mépris ou compassion à l’égard des hommes représentant les institutions basées sur la violence ou l’opinion du plus grand nombre — les individualistes se déclarent du même coup inactuels. En s’insurgeant contre les conventions et les morales, en dénonçant les préjugés et les parti-pris, en réagissant contre la tendance du social à prédominer sur l’individuel, ils se situent hors de l’actuel.
Car ce qui intéresse la société ne les intéresse pas. Ou ne les intéresse qu’au point de vue négateur ou critique, profitable uniquement à leur propagande ou à leur propre éducation.
Il va sans dire que les individualistes ne parviennent que plus ou moins complètement à se situer en marge du Milieu. Certains y parviennent davantage que d’autres, et il peut arriver que plusieurs succombent au cours du combat. Néanmoins ils résistent de toutes leurs forces à la poussée qui conduit les humains vers le creuset sociétaire ; ils ne veulent pas se mélanger aux éléments hétéroclites auxquels l’ambiance tend à les fusionner ; ils veulent « vivre leur vie » — oui, leur vie par « delà le bien et le mal » c’est-à-dire autrement que le comprend ou le conçoit le troupeau humain.
Il est logique que l’Individualiste, au sens anarchiste, se situe au bénéfice de ses négations et de ses critiques pour jouir de sa vie, pour la vivre. En se libérant de tel préjugé atavique, de telle prescription morale, de telle solidarité imposée, tout être conscient — c’est indubitable — augmente sa puissance, son intensité vitale. En se refusant à tracer un point d’arrivée à son activité, tout individu aboutit à augmenter la somme de ses expériences. Ceci n’est vague qu’en apparence, car c’est à l’individualiste lui-même qu’il appert de réaliser les bénéfices ou les inconvénients de son attitude négative.
« Vous vous croyez donc si différents de la masse ? » objecte-t-on aux individualistes. — « Mais non, répliquent-ils, nous sommes, comme elle, faits de chair, d’os et de muscles. C’est par le même mécanisme que notre sang parcourt notre corps. Nous assimilons et désassimilons comme elle. — Nous en différons en ceci : c’est qu’elle vise à un état de choses où le bonheur serait organisé pour tous, une fois pour toutes ; alors que nous sommes déjà en quête du bonheur qui remplacera celui que nous visons et que nous n’avons même pas atteint. Nous en différons encore en ceci : c’est que la masse hait, pourchasse et poursuit, de par son instinct grégaire, quiconque tente de porter atteinte à la conception moyenne qu’elle s’est tracée de la Vie, alors que nous sommes les insatisfaits à toujours, les éternels dissocieurs de troupeaux. »
11. Le geste révolutionnaire et l’esprit de révolte
119) Les individualistes et l’action révolutionnaire
Les « organisations » qui se qualifient de révolutionnaires reprochent aux individualistes antiautoritaires de se tenir, d’une façon générale à l’écart de l’action révolutionnaire telle qu’on l’entend couramment : manifestations sur la voie publique, tocsin, émeutes, guerre civile — de ne point prendre part aux pointes que poussent les partis qui s’intitulent avancés lorsque surgit une escarmouche entre « bourgeois » et « prolétaires » — de ne se placer ni d’un côté ni de l’autre de la barricade quand gronde l’insurrection et d’attendre, en purs dilettantes, que le conflit ait pris fin. Les individualistes, de leur côté, affirment qu’isolés ou associés, la profession de leur opinion implique la résistance, la révolte à l’état permanent, que l’individualisme incarne en soi — j’emploie cette expression faute d’une meilleure — l’esprit de rébellion, d’insoumission, d’irréductibilité dans tout ce qu’il suppose de plus profond, de plus solide, de plus durable, de plus permanent. Nous nous proposons d’examiner et de discuter à fond cette thèse, et, en même temps, d’exposer et les objections que lui opposent les adversaires de la conception individualiste et les répliques de ces derniers.
Il est exact que les individualistes considèrent avec précaution et examinent avec la plus grande attention les manifestations révolutionnaires qui se produisent au sein des milieux humains où ils existent. Il est exact qu’ils ne se laissent éblouir ni par la façade et le drapeau qui y flotte, ni par les appels sentimentaux et sonores auxquels les conducteurs de foules ont recours pour se faire suivre de leurs troupeaux. Ils se montrent conséquents avec leurs opinions lorsqu’ils désirent savoir, avant tout, au profit de qui ou de quoi se produit et évolue un mouvement révolutionnaire.
En outre, c’est à tort qu’on leur reproche de nourrir on ne sait quelle hostilité préjudicielle contre la force — à eux qui aspirent à rendre forte chaque unité humaine sans monopole ni privilège spécial. A la vérité, ce n’est pas à la force, à la vigueur que s’en prennent les individualistes ; au contraire, c’est un point très caractéristique de leurs revendications que leur véhément désir de voir l’être humain s’affirmer fort et vigoureux — à l’intellectuel comme au moral, au point de vue psychique comme au point de vue physique. — Ce n’est pas à la force qu’ils en ont, c’est à l’autorité, à la contrainte, à l’obligation, dont la violence est un aspect, ce qui est tout différent 5.
Lorsque les individualistes assurent que la supériorité en nombre ou en armement d’une classe ou d’une catégorie sociale ne prouve rien en faveur de la valeur ou du bien fondé des prétentions de cette classe ou de cette catégorie, ils sont logiques. Jamais on ne fera croire à un individualiste pour de vrai qu’il suffit qu’un être humain abatte son semblable à coups de poing pour avoir raison sur lui. Il n’y croit pas plus pour le « bourgeois » que pour le « prolétaire », pour le « dirigeant » que pour le « dirigé ». Le fait que dans une réunion contradictoire, mon contradicteur me fera perdre pied sous le flux de ses paroles, ou encore que je ne me trouverai pas sur le champ en état de rétorquer ses arguments, ne prouve, ne saurait rien prouver en faveur de la supériorité de sa thèse sur la mienne.
Les individualistes, en général, ne sont pas d’avis qu’une révolution à forme catastrophique ou cataclysmique ait chance d’aboutir à un résultat tant soit peu constant. Ils l’assimilent à une sorte d’éruption — politique, économique, éthique, selon le cas — dont la durée est variable, mais dont l’intensité se ralentit et s’atténue de telle sorte qu’un beau jour les choses reviennent en l’état où elles étaient avant que s’ouvrît le cratère. Les individualistes ne peuvent se convaincre que le fait, par un parti, de s’appuyer ou faire fond sur « une foule en délire » prouve grand’chose quant à la conscience que ses adhérents peuvent posséder de l’excellence de ses revendications ou de la supériorité de son programme.
Les individualistes sont d’avis qu’une transformation extérieure quelconque d’un milieu — transformation d’ordre intellectuel, éthique, économique, politique ou autre — ne peut ou n’a chance de réellement se produire que si elle est précédée d’une action de propagande intensive, destinée à préparer les composants du milieu en question à la modification ou au bouleversement qui va avoir lieu, et à les mettre en mesure de prendre position. En d’autres termes, les Individualistes ne conçoivent pas d’action révolutionnaire sans une éducation, une initiation préalables du milieu où elle devra se dérouler.
On reproche à ce procédé d’être long. C’est exact. Mais si l’on agit autrement, le bouleversement révolutionnaire devient uniquement l’œuvre d’une minorité — agissante, déterminée, entraînante, c’est entendu — mais, souvent aussi, brouillonne, versatile et peu consciente du but réel et ultime poursuivi par le parti ou escompté par l’organisation qui a déclenché la révolution. On constate bientôt que cette minorité belliqueuse et audacieuse n’est en somme qu’un instrument entre les mains d’une élite très restreinte, composée des meneurs du parti ou des directeurs du mouvement, véritable armée aux mains d’une poignée de dictateurs.
120) La révolution et l’armée.
D’ailleurs, puisque ce terme « armée » est venu sous notre plume, une révolution est-elle possible, de nos jours sans la coopération, sans l’appui de l’Armée — l’armée de l’État — et des armements dont elle dispose ? Même en admettant que la grande majorité des constituants d’un milieu donné soit favorable à une révolution, sa réussite sans l’étai d’une partie de l’armée, tout au moins, demeure problématique — à plus forte raison si les chefs révolutionnaires n’ont derrière eux qu’une minorité. Pour divisée contre elle-même qu’apparaisse souvent la société bourgeoise, elle a à son service de nombreuses forces abstraites et concrètes : la force de l’habitude, la force de l’inertie ambiante, la force que lui procure toute la clientèle qui dépend d’elle pour vivre et qui lui est attachée par mille liens intéressés ; elle a également à sa disposition les défenseurs qu’elle salarie expressément : la police et les cadres de l’armée prétendue « nationale » dont les officiers dépendent d’elle pour les situations et les honneurs.
Comment une révolution peut-elle aboutir ou réussir sans la coopération d’une bonne partie des simples soldats de « l’armée nationale » et d’un certain nombre de ceux qui les commandent. Ce n’est pas en éludant la question qu’y répondront les anarchistes « révolutionnaires ». On ne peut pas songer à la conquête de l’administration des choses sans prévoir une lutte à main armée contre ceux qui la détiennent ou contre leurs agents, il n’y a pas à en douter un instant. Cette lutte exige pour être menée avec quelque chance de succès, le soutien d’une organisation et d’un armement militaires, capables de rivaliser avec l’armée de métier et les armements des dirigeants de la société bourgeoise. L’issue de la bataille dépend de la préparation militaire des insurgés et de complicités dans l’armée c’est évident. Oublie-t-on que les soldats et les officiers suspects seront mis, dès l’abord, hors d’état de nuire ?
Voilà des considérations qu’en temps de paix les anarchiste révolutionnaires ne peuvent s’empêcher de peser et de mûrir. On frémit en songeant à la responsabilité assumée par des meneurs imprévoyants lançant une foule désarmée ou pourvu d’armes insuffisantes contre une force armée, restreinte en nombre peut-être, mais disposant de grenades, de mitrailleuses, d’artillerie lourde, d’avions de bombardement. Quelle boucherie ! Il n’y a pas de comparaison entre une révolution social-politique, où il ne s’agit que de remplacer sur le siège gouvernemental un parti bourgeois par un autre parti — révolution qui peut compter sur la coopération d’un certain nombre de hauts fonctionnaires de l’administration civile, militaire et policière — et une révolution amenant à sa suite, de par son caractère antiautoritaire et contre-gouvernemental, un renouvellement complet de la façon d’être du milieu social.
121) La « révolution » individuelle.
On a reproché à de nombreux individualistes de faire consister ce qu’ils appellent leur révolution en une espèce de renouvellement de leur mentalité en une sorte de bouleversement intérieur qui les amène à une connaissance sou- vent très exacte de leur tempérament et de leurs aptitudes, mais ne les mène pas au delà. Dans le cas le plus favorable, cette transformation de leur « moi » interne, si l’on peut dire, les conduirait tout au plus à être conséquents avec les opinions qu’ils professent, les aspirations qu’ils émettent, les convictions qu’ils affichent. Leurs adversaires donc, ajoutent qu’une fois leur révolution accomplie, les individualistes ne bougent ni ne s’émeuvent plus, qu’ils demeurent indifférents au destin d’autrui en général, qu’ils ne se préoccupent même plus du sort de leurs compagnons d’idées et de lutte, qui n’ont pas eu la chance de se trouver dans les circonstances favorables pour atteindre à cet état de révolution individuelle, dont ils tirent tellement vanité.
Cette objection pêche par la base. Il n’est pas un individualiste antiautoritaire qui puisse, dans la société bourgeoise, c’est-à-dire dans un milieu assis sur la domination et l’exploitation sous leurs multiples aspects, qui puisse, disons-nous, se targuer d’avoir réalisé ou conquis une minime partie de ses revendications. Où est le compagnon individualiste qui puisse se vanter d’avoir accompli sa révolution ? Certes, un individualiste peut, en mainte occasion, penser et agir autrement que les autres humains, c’est-à-dire, dans ses jugements, dans ses appréhensions, dans ses rapports avec son entourage immédiat, faire résolument litière des préjugés et des parti pris qui entravent ordinairement l’épanouissement de l’unité humaine ; certes, il peut envisager et concevoir la vie sous un tout autre angle que les constituants des sociétés actuelles : il peut déterminer et établir ses rapports et ses accords avec ses camarades sur d’autres bases que celles prescrites par le contrat social tel que l’imaginent et l’imposent les privilégiés et les monopoleurs. Mais même alors qu’un concours de circonstances extraordinaires lui auraient permis de réaliser quelques-unes des espérances les plus chères aux Individualistes, ce compagnon se trouvera forcément arrêté un jour ou l’autre par la barrière de la contrainte administrative ou légale, du conformisme social. Il lui faudra un jour ou l’autre se décider pour la résistance ou l’adaptation.
S’il s’adapte, s’il pose les armes, il aura cessé de compter parmi les Individualistes. Au lieu d’avoir accompli sa révolution c’est son adaptation qu’il aura achevée, c’est-à-dire tout le contraire. S’il résiste — par la force ou par la ruse — s’il résiste, il est hors de doute que l’accomplissement de sa « révolution intérieure » — c’est-à-dire sa conscience plus nette de ses possibilités individuelles, de ses aptitudes de raisonnement et de sentiment — lui sera une préparation de premier ordre, une arme de suprême importance dans la lutte pour la conquête de la faculté de vivre sa vie.
Ceux qui voient dans la possession d’une maisonnette entourée d’un jardin ou d’un lopin de terre, dans l’exploitation d’un petit commerce forain ou en boutique, dans l’exercice d’un métier ou d’une profession relativement indépendante — expédients permettant, à la rigueur, de nouer les deux bouts ou de vivoter tant bien que mal — ceux qui voient dans ces pis-aller ou d’autres, plus périlleux, l’accomplissement de leur révolution individuelle montrent qu’ils ne se sont guère assimilé le concept individualiste.
Avoir accompli sa révolution personnelle, c’est s’être débarrassé le mieux qu’il a été possible des influences qui pesaient sur soi et s’être ainsi révélé à soi-même ; c’est, une fois dégagé de l’emprise de l’hérédité, de l’éducation des traditions sociales, ou dans tous les cas, après avoir lutté contre, s’être fait, forgé une conception à soi de la vie, une conception originale de sa vie ; c’est encore posséder la pleine conscience de ses passions, de ses élans — non point y renoncer, bien entendu — et fort de cette conscience, de la maîtrise de soi qu’elle implique, être disposé, préparé pour toutes les aventures, pour toutes les expériences, auxquelles convient et incitent les occasions de l’existence quotidienne. C’est enfin user de sa force de volonté, de son déterminisme particulier, tranché, pour réagir sur et contre l’empiètement, l’envahissement du hors soi sur le soi, de l’extérieur sur le for intime. C’est en cela que consiste la « révolution personnelle » et non en autre chose.
122) L’attentat individuel et l’ « attentäter »
On a prétendu également que la seule action révolutionnaire considérée avec sympathie par les Individualistes était l’attentat individuel. Que la sympathie d’un certain nombre d’individualistes soit acquise, gagnée à l’attentat individuel et à l’attentäter (celui qui réalise l’attentat) pour employer un terme allemand très explicite, cela se comprend. L’attentäter en premier lieu, n’engage que lui ; mode de procéder qui sourit fort aux individualistes, quels qu’ils soient ; en second lieu, on est fondé à supposer qu’il ne se décide à accomplir un geste de ce genre qu’après avoir mûrement réfléchi, pesé le pour et le contre, après s’être demandé quel résultat en rayonnerait, pour la propagande des idées qui lui sont chères. Mais par dessus tout, quel que soit son mobile, quelles qu’aient été les considérations qui l’aient incité à commettre son acte l’attentäter individualiste n’est pas l’instrument d’un parti, l’élu d’une assemblée secrète, le délégué d’un comité occulte. Il n’a à rendre compte à personne de ses faiblesses s’il lui arrive de manquer de courage ou s’il lui survient quelque autre accident. Il n’a pas agi sous la poussée mystique d’une influence, d’une ambiance intellectuelle ou humaine qui le fait se considérer comme le représentant, l’envoyé, le fondé de pouvoir d’une Cause ou d’une Classe.
Il peut se trouver que l’attentäter individualiste soit le vengeur d’une série d’attentats commis sur un certain nombre de protestataires ou de rebelles contre un régime donné, mais c’est pure coïncidence. A la vérité, s’il a agi, c’est parce qu’il a trouvé, à part soi, que débordait la coupe des iniquités ou des actes d’arbitraire perpétrés par un autocrate, un gouvernement, une assemblée dirigeante. Si à un attentat commis par les dominants sur une unité humaine ou un ensemble d’unités humaines, l’attentäter individualiste réplique par un autre attentat, c’est à ses risques et périls, sans se donner les allures d’un justicier, même alors que les circonstances lui font tenir ce rôle. Si ne pouvant démêler entre les divers responsables de la tyrannie ou de l’oppression, il choisit comme cible celui qui nominativement et au point de vue exécutif en assume la responsabilité légale ou administrative, c’est qu’il est guidé par des raisons particulières dont il est éminemment et uniquement conscient.
Quels que soient ses motifs — un but de propagande, la douleur profonde de voir ses aspirations bafouées et piétinées, des souffrances personnelles à venger — que dans les persécutions et les restrictions infligées à autrui, il ait reconnu ou identifié les persécutions ou les limitations dont il a été victime lui-même — c’est pour Sa cause qu’il agit. S’il succombe à la suite de son attentat, ce sera par amour pour sa cause. Et il l’affiche bien haut.
On comprend que cet aspect personnel de l’action révolutionnaire soit du goût des individualistes antiautoritaires, même alors que la personne de l’attentäter ne leur est pas sympathique ; même alors, ce qui est le cas pour beaucoup d’entre eux, qu’ils ne sauraient approuver qu’en aucune conjecture on s’en prenne à la personne humaine. Quoi qu’il en soit, l’attentäter a constamment rencontré parmi les individualistes des compagnons aptes à saisir son geste et disposés à lui témoigner cette compréhension d’une façon pratique.
123) L’abstentionnisme. La résistance passive.
On a affirmé que les individualistes anarchistes refusaient à la violence une valeur éducative quelconque : qu’ils lui niaient une utilité pratique dans la solution des conflits qui divisent les hommes ou les collectivités. L’emploi de la violence ne résout rien : il est un signe de supériorité brutale, un procédé absolument contre-individualiste, puisqu’il nécessite l’emploi de l’autorité physique. On a également affirmé que la seule forme d’action révolutionnaire reconnue par les individualistes anti-autoritaires était la tactique spéciale qu’on appelle communément « résistance passive ».
Avant d’examiner à fond cette affirmation, il est nécessaire de bien définir ce qu’il faut entendre par « résistance passive », tout au moins ce qu’entendent par là les individualistes. C’est un acte d’insoumission ou un ensemble d’actions insurrectionnelles qui ne s’expriment ni par des manifestations sur la voie publique, ni par l’émeute, ni par la lutte à main armée — qui, en un mot, n’emploient pas la méthode de la violence pour s’affirmer et ne se fondent en aucun cas sur l’excitation passagère et superficielle des multitudes. La résistance passive qui peut s’appliquer à toutes sortes de fins, suppose l’éducation et l’initiation préalables de ceux qui l’emploient de préférence à toutes les autres tactiques révolutionnaires.
On peut, par exemple, sans élever de barricades, s’abstenir de toute action, de tout labeur, de toute fonction impliquant maintien ou consolidation d’un régime imposé, se refuser à payer des impôts ou des taxes destinées à la marche ou au fonctionnement d’institutions ou de services dont on conteste l’utilité, la nécessité, dont on combat l’idée même — de l’impôt des portes et fenêtres à l’impôt du sang. On peut se refuser à envoyer ses enfants à des écoles d’État dont on estime l’enseignement tendancieux, unilatéral, pernicieux à la formation et au développement de sa progéniture. On peut se refuser à utiliser comme professeurs ou comme médecins ceux qui ne le sont que grâce à un diplôme officiel. On peut se refuser à répondre aux commissaires, aux juges, aux procureurs des parquets, des tribunaux, des cours civiles, correctionnelles ou criminelles. On peut se refuser à obéir, à se conformer à un décret, à une loi, à un arrêté qu’on considère comme contraire aux opinions qu’on professe, à sa conception de la vie. On peut se refuser à travailler pour un salaire qu’on estime trop bas ou pour un nombre d’heures quotidien qu’on considère trop élevé. On peut se dresser contre toutes sortes de prétentions ou d’empiètements sociaux, gouvernementaux, administratifs, juridiques qu’on envisage comme portant une atteinte décisive à l’autonomie de l’unité humaine en général ou de sa propre personnalité.
Qu’on suppose un mouvement de « résistance passive » s’accomplissant sur une grande échelle ; non plus déclenché sur l’ordre de chefs ou de meneurs, mais réfléchi, prémédité, décidé individuellement par chacun de ceux qui y prennent part — qu’on suppose un mouvement de résistance passive, partiel ou général, se rapportant à l’un des exemples ci-dessus — que pourrait faire, demandent les individualistes — que pourrait faire contre cette grève silencieuse, mais déterminée, contre cette « abstention », un état, un gouvernement, une dictature quelconque ?
Les individualistes assurent que l’absence de tout tumulte rendrait impossible à un gouvernement d’intervenir sous couleur qu’est troublé l’ordre dans la rue. Il n’y aurait ni chefs, ni meneurs à arrêter, chaque « résistant passif » ou « abstentionniste » étant individuellement conscient de son geste. Que peut faire le plus réactionnaire ou le plus despotique des gouvernements contre une « grève de bras croisés », contre un mouvement de résistance passive ou d’abstention englobant des centaines de mille ou des millions d’associés, au sein duquel il ne se produirait, il ne pourrait se produire que de rares défections puisqu’en y adhérant personne n’aurait subi d’influence que celle de son propre raisonnement ? Massacrer, égorger ces centaines de milliers, ces millions d’adhérents ne solutionnerait pas le conflit, irait à l’encontre de l’intérêt même des dirigeants.
Qui ne s’aperçoit que la résistance passive, que l’abstention, préparée, mûrie, pratiquée à bon escient aurait une toute autre portée, une toute autre valeur qu’une agitation criarde, tumultueuse, irréfléchie, entraînant dans son sillon, bon gré, mal gré, une foule de suiveurs prêts à lâcher pied au premier obstacle sérieux : les uns parce qu’ils ont marché, n’osant pas faire autrement que tout le monde ; les autres parce qu’ils n’avaient jamais réfléchi à toutes les conséquences qui peuvent découler d’une grève qui se prolonge quelque peu. Il est naturel, étant donné toutes ces considérations, que la tactique de la « résistance passive » ou de « l’abstention » ait retenu l’attention de certains théoriciens de l’individualisme anarchiste et qu’ils aient pu la considérer comme l’outil le plus propre à faire aboutir leurs revendications.
124) Absence de dogmatisme à l’égard du geste révolutionnaire.
S’il est exact d’affirmer que parmi les individualistes antiautoritaires, un certain nombre ne s’intéressent, en fait d’action, qu’à celle de la propagande éducative, alors que d’autres réservent leurs préférences pour « l’attentat individuel » et révolutionnaire, d’autres encore pour la tactique de la « résistance passive », il est inexact de formuler que les Individualistes refusent a priori, dogmatiquement, de recourir, le cas échéant, à une agitation révolutionnaire, au sens classique et traditionnel du mot, à une insurrection, à une émeute avec toutes les formes de démonstrations extérieures que ces manifestations impliquent. Il y a même des Individualistes qui considèrent l’agitation révolutionnaire comme un moyen personnel d’éducation. Il faut tenir compte du tempérament, de la vision, de l’appréciation de chacun, des résultats à poursuivre et à atteindre. Il n’est pas, sous ce rapport comme sous les autres, de formule, de tactique qui lie définitivement et sans retour l’individualiste. Qu’il y ait selon les temps, selon les lieux, selon les circonstances, des tactiques qui paraissent préférables à d’autres pour conquérir tout ou partie des revendications individualistes — cela coule de source — mais il n’y a aucune tactique spéciale qui ait pour l’individualiste la valeur d’un article de foi.
Ainsi, dans le cas de restriction de la liberté d’exprimer ses opinions — toutes ses opinions — par la plume aussi bien que par la parole — en cas d’entraves insurmontables opposées ou apportées à la propagande des idées et à l’expérimentation des théories, on se tromperait si on croyait trouver en l’individualiste un résigné, faisant bon marché de sa fierté, prêt à « encaisser » sans mot dire affronts et limitations. Lorsque ces conditions se présentent, bon nombre d’individualistes sont au contraire d’avis d’opposer une résistance énergique, une action prolongée et irréductible — clandestine si elle ne peut être publique — susceptible d’aboutir finalement à un soulèvement à main armée.
Il n’est pas du tout certain que la conquête de la possession inaliénable et personnelle du moyen de production, et de la libre et entière disposition du résultat de l’effort individuel — il n’est pas du tout certain que la réalisation de l’autonomie pour de vrai de la personne humaine puisse s’effectuer sans heurt, sans un choc avec les monopoles et les privilèges qui s’opposent à cette émancipation, à cet affranchissement véritable de l’unité humaine. On ne peut ni prévoir ni établir d’avance à quelle tactique s’adonneront alors les individualistes pour obtenir le respect absolu de leurs personnes, de leurs opinions, de leurs pratiques — pour recevoir satisfaction à leurs revendications. Tout ce qu’il est possible de conjecturer, c’est que cette tactique, quelle qu’elle soit, sera le résultat d’une discussion et d’un examen préalables par tous les individualistes qui s’y rallieront, qui s’associeront pour la mettre à exécution. Cela ne veut pas dire qu’un soulèvement d’origine individualiste ne puisse éclater spontanément — certes non — mais cette spontanéité sera comme le fruit mûr qui n’attend pour tomber de l’arbre qu’un coup de vent ou une secousse un peu ferme.
Des théoriciens individualistes ont même prévu que le heurt suprême, le choc ultime ne se produira pas entre les armées que les chefs des classes sociales lanceront les unes sur les autres pour les maintenir ou les hisser au pouvoir. Ils ont prophétisé que la dernière bataille se livrerait entre ceux, qui sachant que cette concession sonnerait le glas définitif de l’autorité et de l’exploitation, quel qu’en soit l’aspect, ne veulent pas accorder à l’unité humaine sa complète autonomie — et ceux qui ne veulent pas que sous aucun prétexte ou aucun costume ou dans aucune circonstance, le gouvernemental, l’administratif, le social empiète ou prédomine sur l’individuel.
125) L’individualiste comme un révolutionnaire à l’état permanent.
Mais ce n’est pas parce que, en résumé, presque toutes les tactiques révolutionnaires trouvent, grâce à la diversité des tempéraments et des mentalités, de l’écho parmi les individualistes antiautoritaires que la conception individualiste à l’état incarne en soi l’esprit de résistance et de révolte permanent, continuel. C’est parce qu’en soi, sans aucun emprunt extérieur, la conception individualiste anarchiste contient, implique une attitude de résistance, de légitime défense, de défiance, de combat à l’égard de tout ce qui empiète ou vise à empiéter sur l’autonomie de l’unité humaine, telle que la conçoivent les individualistes. Ce qui caractérise et distingue le véritable individualiste anarchiste — l’individualiste intégral — c’est justement cet esprit d’inflexible résistance, d’irréductible inadaptation. C’est sur la permanence de cet état de résistance et d’inconciliabilité que se basent les revendications individualistes. Aucune concession à l’égard de ce qui perpètre ou perpétue la domination, l’exploitation, la maîtrise, la contrainte, l’obligation, l’obéissance, la soumission, le conformisme, n’importe où on les rencontre, — voilà le terrain solide, la forteresse inexpugnable où se retranchent les individualistes.
Vaut-il la peine de ressasser qu’au point de vue individualiste il importe peu que ce soit l’autocratie ou la démocratie qui tienne le manche du knout, c’est toujours un instrument de torture. Que la dictature soit exercée par un César hissé sur le pavois par ses légions délirantes ou qu’elle soit exercée par un intellectuel à poigne hissé à la première place par la force des circonstances ou l’enthousiasme des ouvriers, c’est toujours du despotisme…
L’avènement même d’un milieu réalisant totalement ou partiellement les revendications individualistes — l’existence d’un pareil milieu ne modifierait en rien l’attitude des individualistes. Ils connaissent trop les fluctuations du genre humain pour ne pas se prémunir contre un retour offensif de la tyrannie et de l’arbitraire. Ils se tiendraient sur le qui vive, prêts à se dresser de toutes leurs forces contre une réintégration ou une réapparition de la domination ou de l’exploitation, s’effectuant sous le masque de la tolérance ou le déguisement des concessions.
Dans tous les lieux, à toutes les époques, dans toutes les circonstances, les Individualistes n’ont l’intention de réclamer des non individualistes qu’ils se comportent selon le point de vue individualiste — mais ce qu’ils demandent, ce qu’ils veulent, ce qu’ils réclament des non individualistes, c’est qu’ils les laissent, eux, individualistes antiautoritaires, se conduire, agir, œuvrer, expérimenter à leur guise sans intervenir ou s’immiscer en quoi que ce soit en leur vie ou en leur activité, sous pratique de la réciproque.
En d’autres termes, les individualistes incarnent l’esprit de résistance ou de révolte à l’état permanent par leur attitude de légitime défense, de non conformisme et de combat vis-à-vis de tout ce qui s’oppose à la réalisation de leurs revendications et à l’expérimentation de leurs aspirations, et cela quelle que soit la forme d’organisation ou d’administration des milieux humains où ils évoluent.
126) Coopération des Individualistes à l’action révolutionnaire.
Reste une dernière objection. On a prétendu que les Individualistes se refusent à prendre part ou à apporter leur concours à tout mouvement révolutionnaire dont ils ne sont ni les initiateurs ni les instigateurs. La réponse est qu’il est contraire — et on le sait déjà — à la tournure d’esprit individualiste de renoncer d’avance et de parti pris à coopérer à un mouvement révolutionnaire sous le simple prétexte qu’il n’émanerait pas d’eux. Mais ceci entendu, on leur permettra bien, en présence d’un mouvement révolutionnaire, de se demander quelle fin il poursuit et de ne pas s’en mêler s’il a pour but le rétablissement de la contrainte sociale, gouvernementale, légale ou administrative sous un autre pavillon que celui qu’il s’agit de mettre bas.
Il y a des gens qui se découvrent antimilitaristes le jour où on affiche un décret de mobilisation générale ou qui se sentent des âmes d’illégaux le jour où on les condamne à l’amende ou à la prison ; il en est d’autres qui se révèlent amoraux le jour où, mariés, ils rencontrent un amant ou une maîtresse à leur goût ; et asociaux, quand ceux qui les entourent se moquent de leurs infortunes ou d’un défaut de conformation physique. Il y a des gens qui se reconnaissent révolutionnaires le jour où leur propriétaire augmente le taux de leur loyer ou leur patron diminue le prix de leur journée. Les Individualistes, eux, nient, rejettent, combattent les différents aspects de la domination ou de l’exploitation, aussi bien quand ils se trouvent dans l’abondance que lorsque la disette est leur partage, aussi bien quand ils n’ont pas à en souffrir directement que lorsqu’ils en sont eux-mêmes les victimes. On comprend aisément qu’avant de se joindre à une action révolutionnaire, ils se préoccupent de la qualité, de la valeur, des desseins de ses instigateurs.
Il est hors de doute que certaines actions révolutionnaires, alors même que leurs protagonistes ou leurs initiateurs n’épousent pas les opinions ou les revendications des individualistes, possèdent une utilité incontestable. Spécialement dans le cas de resserrement de la contrainte et de la compression de l’État ou du milieu. Il est évident que lorsqu’en de telles conjectures, l’heure sonne de protester, de regimber, de se rebeller contre les limitations, les barrières imposées à la libre expression de la pensée ; contre des lois plus scélérates, plus tyranniques, plus arbitraires que de coutume, contre des procès de tendance, ou pour arracher au bourreau, aux juges, à ses geôliers une unité humaine que son activité ou les circonstances de sa condamnation rendent intéressante ; il est évident que les individualistes, isolément ou groupés, coopéreront à tout mouvement protestataire sans s’inquiéter de son origine. Mais la caractéristique de leur coopération consistera en ce qu’elle sera déterminée quant à l’objet poursuivi et en ce qu’elle prendra fin dès cet objet atteint.
12. Le pis aller illégaliste.
127) Théorie de « l’illégalisme individualiste ».
En principe, tout individualiste anarchiste est un « alégal », puisqu’il nie la loi.
En fait, il est illégal et même délinquant, toutes les fois qu’il émet et propage des opinions contraires aux lois du milieu humain où il évolue.
Un certain nombre d’individualistes anarchistes faisant consciemment et délibérément table rase des « scrupules » traditionnels, et de « l’honnêteté » codifiée résolvent, en ce qui les concerne, le problème économique de façon extra-légale, c’est à dire par des moyens impliquant : atteinte à la propriété, usage constant de différentes formes de violence ou de ruse, toutes infractions aux lois que ces dernières punissent plus ou moins sévèrement.
On comprend fort bien qu’un individualiste ne s’accommode pas plus du joug de l’usine que de la servitude de la caserne ; qu’il ne veuille pas plus se plier aux exigences d’un contremaître qu’à celles d’un « galonné », pas plus produire sans savoir pour qui et pour quoi qu’il n’entend aller se faire égorger en en ignorant le motif. Prison, caserne, usine sont à ses yeux, trois effets de la même cause, trois symboles d’un même état de choses. Il a autant horreur de l’une que de l’autre et, instinctivement, il sent que sa place n’est dans aucune de ces maisons de servitude ; l’individualiste tend donc, de nature, à fuir ces trois manifestations de l’esclavage économique et politique contemporain et, lorsqu’on l’y trouve, c’est bien contre son gré.
128) Distinctions et critérium indispensables
La tendance « illégaliste » a joué un rôle si important dans les milieux individualistes anarchistes qu’il est utile de définir dans quelles conditions, selon théoriciens les plus sérieux de l’illégalisme, un « illégal » peut se compter parmi les individualistes. C’est d’autant plus nécessaire qu’un grand nombre d’individus peu recommandables pourraient profiter d’un malentendu qu’amis et ennemis exploitent déjà et s’intituler « individualistes » alors que la seule appellation qu’ils méritent serait celle de vulgaires jouisseurs. Le bourgeois n’est pas plus sympathique en casquette portant une étiquette annonçant à tous qu’il est individualiste anarchiste, que coiffé d’un « huit reflets ». C’est toujours un bourgeois. De même pour le viveur et le fainéant. Si tel individualiste se résout à vivre en marge du code, c’est parce qu’individualiste ; il n’est pas individualiste du simple fait qu’il accomplit des actes illégaux.
Ceci bien établi, l’individualiste « illégal » admet fort bien qu’il ne détruit pas les conditions économiques existantes, pas plus que ne les détruisent les propagandistes, par la plume ou par la parole, ou encore les anarchistes terroristes. On peut accepter que si les attentats à la propriété se multipliaient au point qu’il devînt extrêmement onéreux aux possédants de conserver leur capital, en ce sens que les frais de garde ou d’assurance dépasseraient les revenus qu’ils en tirent, la propriété, sous sa forme actuelle, finirait par disparaître. Sauf dans pareille conjecture et encore faudrait-il entreprendre des opérations de ce genre sur une très vaste échelle, l’« illégalisme » ne constitue qu’un moyen de vie économique plus risqué, plus dangereux surtout que les autres, un pis aller, rien de plus.
L’individualiste n’est nullement un paresseux. Quiconque fuit le travail n’a rien de commun avec l’individualiste anarchiste, car le travail est une fonction du développement individuel, un stimulant d’initiative. Haïr le travail-exploitation dans les conditions où on le comprend actuellement, cela se conçoit, mais avoir la haine du travail parce que c’est le travail, cela n’a absolument rien d’individualiste.
129) Les gestes illégaux question de tempérament.
Les « illégalistes » sérieux reconnaissent que la pratique des « gestes illégaux » est une affaire de tempérament, une expérience peu recommandable de la question de vie individualiste anarchiste, et la plupart des individualistes n’y sont point aptes. En tous cas, jamais la pratique des « gestes illégaux » ne saurait diminuer intellectuellement ou moralement qui s’y livre. C’est même le « critérium » qui permettra de savoir à qui on a affaire. Nul individualiste n’accordera sa confiance au soi-disant camarade qui se targue d’ « illégalisme », ne pense qu’à bombances et fêtes, indifférent aux besoins de ses amis, insouciant de la marche du mouvement des idées qu’il prétend siennes. Il lui sera plus sympathique qu’un autre, voilà tout, car le réfractaire, l’irrégulier, le hors-cadre, même inconscients, même impulsifs, attireront toujours l’individualiste anarchiste. Entre Rockefeller et Cartouche, c’est Cartouche qui a sa sympathie.
130) Le meilleur camarade. Le « réfractaire économique ». La déformation professionnelle.
L’anarchisme individualiste est d’abord une attitude morale et intellectuelle, une attitude de révolte individuelle, voulue, peu importe qu’elle soit le résultat de la réflexion ou du tempérament, une attitude philosophiquement critique, négative, défensive — une attitude philosophiquement a-légale, a-morale, a-sociale.
On peut soutenir que mise en pratique sur le terrain économique, la philosophie individualiste anarchiste peut mener comme pis aller à l’illégalisme (qui est une des formes de l’a-légalisme). J ’ai moi-même développé jadis cette idée dans le journal l’Anarchie. Mais « l’illégalisme » que j’ai exposé n’avait pas pour fin dernière l’approbation à l’usage exclusif de « l’illégal » de la « substance circulée » 6.
« Ce qui m’intéresse — écrivais-je — c’est l’emploi des facultés cérébrales, du temps et des ressources de l’individu qui se dénomme anarchiste.
« L’illégal qui m’affirme… qu’il songera à la propagande quand il se sera mis à l’abri, ne m’intéresse pas plus que le légal qui fera de la propagande quand il aura trouvé une situation de tout repos, ou accompli ce qu’il appelle ses devoirs de famille ou autres. »
Le meilleur camarade c’est encore celui qui, illégal ou non, consacre son activité et sa force à la diffusion des idées individualistes anarchistes et à la sculpture de son individualité propre.
Dans certains milieux, on a critiqué l’emploi du terme « réfractaire économique » présenté comme l’un des attributs de l’individualiste-type. C’est le seul pourtant qui puisse définir son attitude dans les sociétés ou les milieux où le régime économique est imposé, où s’automatise l’être individuel, dépossédé ou privé de la propriété du moyen de production, de la libre disposition du produit de son effort.
Se placer sur le terrain de la « déformation professionnelle » pour critiquer la pratique de l’illégalisme comme l’entendent les individualistes, n’est pas non plus ni très adroit, ni très concluant. L’individualiste qui a choisi comme pis aller le travail-exploitation subit une déformation professionnelle aussi marquée que « l’illégal ». Se dissimuler sans cesse et toujours devant l’exploiteur, accepter par crainte de perdre son emploi tous les caprices, toutes les fantaisies de l’employeur, demeurer silencieux devant les actes d’arbitraire, de tromperie, de canaillerie dont on est témoin, de peur d’être mis à la porte de l’atelier ou du chantier où on travaille, tout cela crée des habitudes dont l’exploité n’a guère à faire étalage !
131) Des attitudes héroïques.
Ce qu’il faut reconnaître, c’est qu’il n’y a rien d’héroïque dans la mort de malheureux camarades traînés, poussés, jetés sous le couperet de la guillotine, cela sous les yeux de magistrats satisfaits, de journalistes railleurs et de policiers narquois. C’est qu’à part de rares exceptions, l’illégal finit au bagne, dans la plus abjecte des soumissions. Et si l’on se plaint que l’individualisme, attitude de réfractaire intellectuel et moral, manque d’héroïsme, on peut facilement répondre que, même transporté sur le terrain économique, il mène aussi à des actes alégaux. Le refus de payer un sou d’impôt ou de contributions — celui de se servir dans les transactions de l’argent monnayé ou fiduciaire émis par l’État (en y substituant soit l’échange entre produits émanant du travail personnel des producteurs, soit une valeur d’échange émise par les producteurs eux-mêmes) sont des actes intéressants en soi et par leur répercussion. Dans le domaine moral et intellectuel, les gestes énergiques ne manquent pas : le refus de porter les armes, le refus d’obéir à toute injonction de l’autorité qui limite la liberté d’écrire ou de parler, le refus de comparaître devant un tribunal pour quelque cause que ce soit, le refus d’astreindre les petits êtres sur lesquels on a accepté de veiller à une éducation d’État ou d’Eglise, les unions libres uniques ou plurales, la propagande en faveur de la procréation raisonnée, etc., les occasions abondent pour se montrer « un lutteur ». Dans certains pays, des individualistes ont été jetés en prison ou envoyés au bagne pour avoir adopté ces attitudes ou d’autres, qui diffèrent surtout de certains exploits fameux en ce qu’ils sont moins retentissants, et tout en demandant autant de courage, ne rapportent aucun profit à ceux qui les accomplissent.
J’ai un faible pour l’irrégulier et le hors cadre au point de vue économique. Je suis de ceux qui pensent qu’on doit, non être la victime, mais le bénéficiaire — même matériellement — des théories qu’on professe. Je comprends qu’on regimbe à la perspective de passer sa vie tout entière à produire pour le compte et pour le bénéfice d’un exploiteur clérical ou laïque. Je conçois tout le supplice qu’implique pour l’individualiste conséquent le conformisme au sifflet de l’usine ou du chantier. J’admets qu’on trouve insensé, quand le soleil luit sur les champs et que les fleurs embaument les sentiers, de se tenir toute une journée assis ou debout derrière une machine à écrire, un métier ou un moteur. Il y a de la noblesse et du courage, ayant pesé tous les risques, à refuser les conditions que vous offre, pour manger et s’entretenir, un milieu dont la constitution vous répugne.
Je ne puis cependant m’empêcher d’observer qu’il n’y a rien de particulièrement séduisant à s’étioler entre les quatre murs d’un atelier de maison centrale et qu’il est des attitudes de révolte tout aussi nobles et tout aussi courageuses que celles du réfractaire qui fait métier d’illégalisme économique — des attitudes qui ont ceci de remarquable : c’est qu’elles ne permettent pas la confusion, parce que seuls des individualistes anarchistes sont capables de les adopter.
132) Valoir moins, valoir autant, valoir mieux.
Lorsque des individualistes anarchistes commettent des actes ou accomplissent des gestes qui les placent non plus moralement ou intellectuellement, mais matériellement au ban de la société rien n’est plus facile pour les défendre ou même les excuser que de démontrer à ceux qui les accusent ou les vilipendent que l’Ensemble social ne vaut pas mieux qu’eux.
Il est clair que le Milieu tolère ou approuve une foule d’attentats à la liberté individuelle ou à la vie des hommes auprès desquels pâlit le plus horrible des écarts auxquels peut s’être livrée la plus cruelle des « bandes tragiques ».
Personne ne saurait nier qu’en l’état de choses où nous vivons, le droit de tuer ne soit exercé — sans restriction aucune — par les plus forts et les plus privilégiés — races, groupes, individus — au détriment des plus faibles et des non-possédants.
Sans pitié, les races dites supérieures refoulent vers la destruction les races prétendues inférieures.
On a dressé de main de maître le réquisitoire des guerres coloniales entreprises pour le compte des aventuriers de la politique et des requins de la haute finance française. Il est présent à toutes les mémoires. Mais n’importe quel peuple se conduit de la même façon. à l’égard des aborigènes des pays où il s’établit. Lisez l’histoire de la conquête de l’Amérique par les Espagnols. Lisez l’histoire du dépeuplement de l’Amérique du Nord. Etudiez comment s’y sont pris les Belges au Congo pour faire, non pas « suer le burnous », mais obtenir des indigènes le précieux et lucratif caoutchouc. Renseignez-vous sur la manière dont s’y prennent les blonds, gras et pacifiques néerlandais pour faire régner la paix dans leurs colonies des îles de la Sonde.
Les exploits des « chauffeurs d’Orgères », des « bandits tragiques » sont jeux d’enfants, gouttes d’eau dans l’océan, auprès de tout ce qui a été perpétré à l’ombre de la bannière de la civilisation, sur ces malheureux coupables d’un seul méfait : être les heureux et premiers occupants d’un sol que convoitaient leurs frères supérieurs, jaloux de ne point voir y prédominer à leur profit l’exploitation et la souffrance.
Matérialistes, les individualistes ont perdu la foi en un jugement suprême et dernier où se lèveraient, accusatrices, les victimes des nations conquérantes, policées et cultivées. Mais on aime à se représenter, en imagination, cette sorte de tribunal sans appel où viendraient déposer tous ceux qui ont été torturés, mutilés, écartelés, brûlés, estropiés, affamés au nom du progrès occidental. Quelle piètre figure ferait l’homo sapiens devant cette théorie infinie d’hommes, de femmes, d’enfants ressuscités et montant de tous les points du monde « arriéré ». Comme son masque d’hypocrisie et de moralité s’effondrerait devant cette foule dont le sang coulant par tous les pores témoignerait que les grands mots de justice, de paix, d’ordre public dont il couvre sa férocité et son avidité sont purs trompe-l’œil !
Il m’arrive de réfléchir à cette race superbe et magnifique des Caraïbes que détruisit la soldatesque qui suivait Cortez ou à ces Peaux-Rouges « athlétiques et fiers » dont les derniers spécimens — à quelques exceptions près — s’éteignent, abrutis par l’alcool ; ou de songer aux Mexicains, aux Péruviens, aux Arabes, aux Indochinois, aux Malais, aux jaunes, aux noirs, aux cuivrés qu’ont fauchés sans raison, pour le simple plaisir de tuer, les hommes de race blanche. Et je me demande sur quoi se fondent nos sociétés modernes pour incriminer les piètres meurtriers que sont nos maladroits bandits contemporains.
Et qu’on ne dise pas que les responsables sont uniquement les chefs ou les administrateurs coloniaux, de Cortez à Waldersee, de Pizarre à Gaud ou Toqué. Certes, ils commandent, mais à en croire tout ce que j’ai lu et entendu, le plus cruel, le plus sadique, le plus impitoyable, c’est toujours le petit soldat, le subordonné, l’homme sorti des rangs du peuple. Espagnol, Russe, Français, Belge, Hollandais, Anglo-Saxon, c’est lui l’homme dans le rang, qui obéit joyeusement aux ordres de destruction, qui trouve plaisir à mettre le feu aux chaumières, à violer les fillettes, à éventrer les femmes enceintes, à prendre pour cible le premier indigène qui passe sur la route, inoffensif et tremblant.
Dans un autre ordre de faits, lisez les rapports des Commissions anglaises nommées par les Chambres des Communes pour enquêter sur le travail des mineurs dans les tissages de coton jusqu’au milieu du siècle dernier. Vous y verrez qu’il était habituel pour des enfants de six ou sept ans de travailler 13, 14, 15, 16, 17 ou même 18 heures sans autre intervalle qu’une demi-heure pour le repas. Lisez ces histoires de surveillants qui passaient et repassaient, le fouet à la main, pour empêcher que les malheureux petits êtres succombassent au sommeil. Lisez l’histoire de ces mères de onze ans, accouchant pendant le travail et auxquelles on trouvait que c’était trop d’accorder trois jours de relevailles.
Les pauvres créatures mouraient par centaines, naturellement, et chez ceux qui survivaient on aurait vainement cherché un individu qui n’eût une tare physique. Les plus chanceux s’en tiraient avec des déviations de la colonne vertébrale, des jambes en cerceau, des articulations enflées, des varices et des ulcères permanents jusqu’à la mort. A Stockport et Manchester, sur 22.094 ouvriers de fabrique, 143 seulement avaient dépassé 45 ans.
Piètres illégalistes qui finîtes sur l’échafaud, que n’avez-vous possédé un tempérament d’exploiteurs ? Etablis verriers quelque part dans l’Est ou le Nord — ou tisseurs à Rouen, Lille ou ailleurs — ou marchands de conserves à Chicago — ou entrepreneurs de confections à Londres — vous auriez pu tuer lentement, à petit feu, sans échec et sans risques, avec l’impunité la plus grande. Bien plus : patentés, décorés, honorables commerçants, industriels, philanthropes, c’est vous qui auriez jugé les criminels de médiocre envergure et les auriez envoyés à l’échafaud ou au gibet — en vous plaignant par surcroît qu’on montre trop d’indulgence à l’égard des délinquants.
Mais voici, vous êtes ceux qui n’avez point voulu céder ni vous vendre. Neuf fois sur dix, vous eussiez pu faire votre chemin dans le monde, comme on dit. Vous n’étiez pas du gibier de correctionnelle ou de cour d’assises, après tout. Vous avez refusé de courber l’échine. Ce n’est ni l’envie basse ni la peur de l’effort qui ont fait de vous des irréguliers, des à-côté, des sans feu ni lieu, c’est l’aversion du maître, la haine de la domination, le désir de vivre, spontanément, en marge des convenus sociaux. Non, vous n’enviiez pas le bourgeois méthodique, ventru, prudhommesque. Mais il fallait pourtant bien que vous mangiez !
Les « lois sociales » ont amélioré la condition des travailleurs. C’est indéniable. Mais on sait, en ce qui concerne les procédés d’entr’égorgement internationaux que les moyens de destruction n’ont jamais été aussi meurtriers, aussi cruels, aussi froidement calculés et raisonnés qu’ils le sont devenus durant la grande guerre de 1914-1919.
Que sont les atrocités des guerres coloniales en comparaison de tout ce qui s’est perpétré durant ces cinq années où la folie du meurtre s’était emparée de millions et de millions d’êtres humains ? Tuer pour tuer, par masses, de n’importe quelle façon, en se servant de n’importe quel moyen, en mettant à profit l’instinct ancestral de l’être primitif qui trouve du plaisir à priver de la vie son semblable en humanité, en utilisant les applications les plus récentes des découvertes scientifiques pratiques. Avoir recours à toutes les ressources que peut receler l’imagination humaine : des gaz asphyxiants au nettoyage au coutelas des tranchées de l’ennemi. Tuer sur terre, sur mer, dans les airs. Massacrer les civils, égorger les prisonniers, achever les blessés. Incendier, brûler, démolir avec ou sans raison plausible. Et tout cela en discourant de « liberté », de « justice », de « respect des petites nationalités », du « droit des peuples de disposer d’eux-mêmes. »
Non, le milieu social ne vaut pas mieux, considéré en particulier ou en général, que le pire de ceux qui ont rompu violemment le contrat économique.
Le faire remarquer n’est pas nouveau. Le Charpentier de Nazareth employa le même argument vis-à-vis d’une malheureuse adultère que d’honnêtes israélites voulaient lapider. On sait qu’il demanda à celui de ses accusateurs qui serait sans péché de jeter à la pauvre femme la première pierre. La légende raconte que l’un après l’autre, les accusateurs quittèrent la place, et cela jusqu’à ce qu’il n’en restât plus un seul. Vraie ou imaginée, cette histoire montre que, dans tous les temps, les gardiens des convenances sociales ne valurent pas mieux que ceux qui les enfreignirent.
Cependant, cette constatation ne me suffit pas. Je jugerais insuffisante l’œuvre d’éducation individualiste si elle devait aboutir — quand il s’agit de défendre un individualiste anarchiste ou plutôt d’expliquer ses gestes — à ce cul de sac : « ceux qui l’accusent ne valent pas mieux que lui ».
J’aimerais pouvoir faire usage d’un autre argument. Je souhaiterais, ayant à expliquer tel acte battant en brèche les fondations mêmes de la vie sociale, pouvoir imposer silence aux adversaires de l’idée individualiste anarchiste, non pas en les forçant à reconnaître qu’ils sont aussi coupables que ceux dont ils réprouvent les gestes ; mais en les contraignant à avouer, qu’ils se sentent intérieurement — moralement si vous voulez — inférieurs à ceux qu’ils vouent à l’exécration.
Non, il ne me satisfait point d’avoir remporté la victoire sur mes contradicteurs en les ayant convaincus qu’ils ne valent pas mieux que les individualistes. Je trouve que c’est une victoire à la Pyrrhus.
J’aspire à quelque chose d’autre ou de plus. Je voudrais voir s’enfuir mes antagonistes en leur posant cette question : « les valez-vous seulement ? »
Ne pas valoir moins ne me paraît décidément pas suffisant. — Ce qu’il me faut en somme, c’est, en mon for intérieur, me sentir valoir mieux.
133) Les Réserves que soulèvent la pratique de l’illégalisme.
Si, d’une part, comme on a tenté de le faire au commencement de ce chapitre, on peut, à la suite de théoriciens sérieux, essayer de raisonner, d’expliquer, de comprendre, voire de définir la pratique de « l’illégalisme », c’est-à-dire l’exercice de métiers hasardeux non inscrits aux registres des professions tolérées par la police. D’autre part, en aucune circonstance, parce qu’il ne veut directement ni dominer ni exploiter, l’individualiste anarchiste ne consentira jamais à écraser davantage les écrasés et les victimes de l’état de choses économiques. Ce serait illogique, Ce serait manquer de dignité. Il ne prendra pas place parmi ceux qui tondent « le troupeau ». Il s’en séparera. Et, en ceci, il se montrera supérieur à la « mentalité du troupeau ».
C’est aux favorisés du Monopole ou du Privilège, aux exploiteurs-accapareurs, que l’individualiste « illégal » s’attaque ; à ceux dans la catégorie desquels se recrutent dominants, dirigeants, magistrats, officiers, politiciens et arrivistes de toute espèce, d’en haut et d’en bas. Il se souvient qu’ils constituent « la société » bien plus que les pauvres bougres inconscients laissés dans l’ignorance et dont souvent l’hostilité aux idées provient d’une inaptitude naturelle à la pensée, à la réflexion.
On comprendrait mal, de plus, que partisans de la possession du moyen de production et de la libre disposition du produit obtenu sans le secours de l’exploitation, des individualistes anarchistes s’en prissent aux personnes se trouvant dans ces conditions.
L’expérience a montré, malgré les théories échafaudées a priori que la pratique de l’illégalisme, surtout professionnel, constituait un péril redoutable. Il faut des circonstances exceptionnelles pour qu’elle n’entrave pas l’épanouissement de la vie individuelle ; il faut un caractère également exceptionnel pour qu’elle ne se montre pas néfaste au développement de l’être intérieur. La pratique de l’illégalisme n’affranchit économiquement à aucun point de vue. Ce sont des raisons suffisantes pour dénoncer vigoureusement les ravages que peut exercer, dans de jeunes esprits non prévenus et facilement suggestionables, la tendance à l’illégalisme.
13. Le problème de la transgression et l’abolition de la répression
134) Y aura-t-il toujours des transgresseurs ? Le transgresseur dans la marche de l’humanité. La transgression en milieu individualiste.
Y aura-t-il toujours des transgresseurs ? Pour fournir réponse à cette question, il est nécessaire de la compléter par la connaissance de l’état de la mentalité et des conditions économiques du milieu ou des milieux humains au sujet desquels elle est posée. Au point de vue individualiste, il est logique de la répéter sous cette forme : « Dans l’hypothèse de la disparition de la domination et de l’exploitation de l’être humain par son semblable, une administration ou une institution d’ordre gouvernemental ou sociale quelconque — y aura-t-il persistance de la transgression et des transgresseurs ? » La question est plus longue, mais elle place le problème sur son véritable terrain.
Même ainsi formulée, la réponse à fournir n’est pas aussi facile qu’il parait. On serait tenté de se prononcer, l’hypothèse ci-dessus étant admise, pour la disparition des transgressions, des crimes et des délits de toute espèce. Mais de suite les objections surgissent. Et nombreuses. En premier lieu, fera-t-on remarquer, c’est peu connaître la nature humaine que de s’imaginer qu’il suffira de la transformation politique ou économique d’un milieu donné pour empêcher ou abolir la transgression. En second lieu, le « transgresseur » n’est-il pas le facteur suprême et ultime — dans le temps et sur la planète — de l’évolution des aspirations et des réalisations humaines en matière de connaissances, de conventions et de mœurs ? Autrement dit à la question posée ci-dessus on pourrait opposer une réplique de ce genre : Sans le transgresseur, sans le réfractaire — intellectuel, éthique, économique, religieux — y aurait-il eu développement, déplacement ou transformation des pensées, des acquis et de leurs applications, des états d’existence des individus et des sociétés ?
L’objection ou la réplique est trop grave, son extensibilité est d’une telle envergure qu’il est impossible même d’esquisser ici une réponse. Mais on voit d’ores et déjà comme on risquerait d’affirmer à la légère si on s’aventurait à prétendre témérairement que l’abolition de la domination et de l’exploitation sonnerait le glas de toutes les transgressions. De sorte qu’il faut écouter de sang-froid les critiques qui prévoient qu’il est à redouter, étant donné les passions qui influencent tout aussi bien les isolés que les groupes, que pendant longtemps, très longtemps, il y ait des transgresseurs, même des accords et des contrats qu’ils auront souscrits volontairement, même après en avoir pesé et discuté les termes. C’est ainsi qu’on fait observer qu’il se peut qu’un individu n’ait pas, par exemple, calculé d’avance toute la portée de l’accord qu’il a souscrit ; qu’en cours d’exécution du contrat son état d’esprit se soit modifié sous l’influence de circonstances nouvelles. Il se peut qu’une émotion, qu’un sentiment d’une espèce ou d’une autre l’envahisse, le domine, s’empare de lui, momentanément tout au moins, le placent dans une situation mentale tout autre que la mentalité qui était sienne lors de la conclusion de l’accord, même alors que celui-ci, selon le mode individualiste, n’aurait été souscrit que pour une période et une besogne déterminées.
La facile possibilité de changer de milieu grâce à la multiplicité et à la concurrence des associations de toute nature ; l’entière faculté de vivre et d’expérimenter à sa guise en isolé ou en associé — et alternativement ; une échelle de valeurs qui situerait l’individu dans le milieu uniquement par rapport à ses accomplissements personnels, à sa culture particulière, à sa capacité productrice spéciale ; tout cela paraît cependant de nature à réduire à un minimum toujours croissant les cas de transgression créés par les intérêts individuels ou collectifs mal entendus ; mais si ces facultés et ces possibilités, ce « renversement des valeurs » tiennent compte dans une certaine mesure de la thèse du transgresseur considéré comme facteur d’évolution, exerceraient-ils une action restrictive sur les crimes et les délits d’ordre purement passionnel ?
135) La persistance du délit et l’inévitable sanction. La non résistance. Le transgresseur comme son propre juge.
Si la transgression perdure, si le délit persiste, n’appellent-ils pas la répression, le châtiment, les sanctions pénales ou disciplinaires ? Seconde question tout aussi embarrassante que la première plus — pour des esprits qui ne veulent pas que la coercition joue un rôle quelconque dans les rapports qu’ils veulent avoir entre eux.
Après les Quakers, Tolstoï a bien essayé de donner une solution applicable, même aux conditions de fonctionnement de la société actuelle, c’est « la non-résistance au mal par la violence ». On peut, dans une humanité dont le fonctionnement est basé sur l’usage de la force et de la coercition, comprendre cette méthode. Elle peut être un moyen de propagande, un témoignage de convictions particulières ou collectives, une leçon de choses, un exemple. Mais dans un milieu basé justement sur l’absence de l’emploi de la violence et de la coercition dans les rapports entre ses constituants, laisser le champ libre au délinquant, au criminel, à celui qui empiète de vive force sur la manière d’être et de se comporter d’autrui, n’est-ce pas préparer la résurrection des réglementations légales et pénales ?
D’ailleurs, tout en lui concédant une grande valeur d’exemple individuel, tout en lui reconnaissant un caractère élevé de propagande antiautoritaire, la méthode de non résistance — pratiquée sur une petite échelle — ne solutionne pas actuellement les difficultés lorsqu’on se trouve en présence de transgresseurs anonymes et irresponsables — tel un État, une administration, une institution d’ordre gouvernemental ou social — ou leurs fondés de pouvoir. Elle peut donner à réfléchir à un autocrate ou à un simple particulier — lui inspirer un sentiment de honte ou d’indignité — mais on peut aussi avoir à faire à un transgresseur qui se considère comme une fonction exécutive, un rouage administratif et qui se soucie très peu qu’on lui résiste ou non, qui n’a en vue et comme objet que la prompte et stricte obéissance au règlement qu’il est chargé de faire exécuter ou observer. On peut aussi se trouver en présence d’un transgresseur qui prenne la non résistance tout simplement pour une manifestation de crainte ou pour de la faiblesse. Pour qu’actuellement la non résistance ait une valeur effective, force est qu’elle se généralise, comprenne un grand nombre de réalisateurs 7.
Il y a cependant un moyen, une action qui supprimerait le recours aux sanctions légales, pénales ou disciplinaires — qui rendrait inopérante, inutile, superflue l’existence des cours de justice ou tribunaux quelconques, des prisons ou autres institutions de répression, etc., c’est l’existence d’une mentalité courante, d’un état d’esprit général et particulier qui fasse que le transgresseur reconnaisse volontairement, de soi-même, sa transgression ou sa faute et qu’il s’inflige, de son propre gré, la punition ou plutôt la réparation qui lui paraît apte à compenser le crime qu’il a perpétré, à équivaloir au délit qu’il a commis. C’est dans cette voie qu’il faut chercher l’idée purement individualiste de la réparation des infractions, du redressement des torts que les humains sont susceptibles de commettre ou de se causer les uns aux autres.
Tant que le transgresseur, quel que soit le domaine où il opère, ne possédera pas une mentalité qui le rende apte à s’infliger à soi-même — et volontairement — le châtiment que comporte sa transgression, tant que le transgresseur ne se trouvera pas dans cet état d’esprit, toutes les sanctions que pourra entraîner une infraction quelconque seront marquées au coin du recours à la violence, sous une forme plus ou moins déguisée, sous une appellation plus ou moins hypocrite, c’est vrai, mais impliquant néanmoins l’emploi de la coercition.
Qu’on prenne l’exemple classique de l’indésirable qui veut demeurer en un milieu malgré le désir unanimement exprimé des autres constituants de ce milieu. Vainement, plusieurs votes émis sans une seule voix discordante, de nombreux avis lui ont-ils fait comprendre que sa présence était désagréable à l’ensemble dont il s’acharne à faire partie, qu’en un mot « il était de trop » ; en vain, les plus sages, les plus réfléchis, les plus raisonnables du groupement lui ont-ils fait entendre ou entrevoir qu’il n’y avait aucun avantage, aucun intérêt pour lui à s’imposer à un ensemble qui ne le voulait point. Vainement a-t-on essayé des moyens héroïques : personne ne lui parle plus, on évite de se trouver sur son chemin — on fait le vide autour de lui — toutes attitudes qui ne laissent pas d’être gênantes pour ceux qui les adoptent ; pour des raisons qui lui sont particulières, l’indésirable reste inébranlable : il ne bouge pas, il s’obstine, il s’entête, il s’opiniâtre à rester parmi des gens qui ne le veulent pas. Si le groupement ne consent pas à transporter ses pénates ailleurs, s’il n’a pas la patience d’attendre que l’indésirable se lasse enfin et s’en aille, il ne reste pas d’autre ressource qu’une expulsion de vive force.
On peut, à la rigueur, supporter plus ou moins longtemps la présence d’un intrus s’il ne vous impose que sa présence. Mais on peut citer des cas de rupture de contrats sans préavis aucun, des cas d’inobservation de clauses ou termes d’accords sans avertissement préalable, mettant en danger des vies humaines, interrompant ou faussant le fonctionnement d’une association. On peut citer des cas de délation, d’indiscrétion, les uns très sérieux, les autres moins, mais ayant cependant une répercussion grave et fâcheuse sur l’état d’esprit de certaines unités ou collectivités humaines. Il est très difficile — et il le sera toujours — d’y mettre fin sans recourir, sous une forme plus ou moins dissimulée, à la violence. ” Il y a nombre de personnes qui se disent “individualistes“ — prétendent se rattacher à sa tendance antiautoritaire — et se mêlent des affaires de leurs compagnons d’idées, n’hésitant pas à leur mettre des bâtons dans les roues lorsqu’ils s’efforcent de réaliser quelque projet à tournure tant soit peu originale ou inattendue. La plupart du temps, ces personnes ne savent même pas pourquoi elles s’interposent, mais le fait est patent : en dépit de leurs protestations publiques, elles ne possèdent pas la mentalité requise pour laisser autrui être et agir à son gré, quand même cela ne les gêne ni ne leur nuit en aucune façon. Lorsqu’elles se rendent enfin compte — et ce n’est pas toujours le cas — qu’elles ont envahi un domaine où elles n’avaient aucune raison d’intervenir, elles ne possèdent pas le degré de raisonnabilité voulue pour le reconnaître, fixer elles-mêmes la réparation équivalant au tort causé. Comment éviter le renouvellement de ces attentats aux possibilités d’être et de se comporter de l’unité humaine, sans des sanctions d’un genre ou d’un autre ?
Voilà des objections que ne peuvent laisser passer, sans les examiner avec soin, ceux qui ne veulent entendre parler à aucun prix d’autorité et d’exercice d’autorité dans le milieu où ils voudraient évoluer à leur aise.
136) Procédés individualistes en vue d’abolir la transgression.
Certains individualistes préconisent des procédés spéciaux qui éviteraient le recours à la répression légale, quelle qu’elle soit, s’ils devenaient d’usage courant.
Il y a d’abord l’assurance contre les risques que peuvent faire courir à l’unité humaine, la fraude, la mauvaise foi, le dommage causé par l’inexécution des clauses, des contrats.
On peut aussi rendre public dans son milieu ou son entourage le tort qui vous a été causé individuellement et en signaler le ou les auteurs. Il y a même des individualistes qui considèrent ce moyen comme la seule sanction possible ou applicable en cas de désaccords ou de différends entre isolés ou associations, à l’essentielle condition que la mentalité ambiante soit telle qu’elle garantisse à l’attaqué toute faculté de réponse ou de réplique. Sans doute, ce procédé peut rendre des services sérieux dans une foule de cas, spécialement en cas d’inobservation, sans préavis aucun, des clauses d’un accord donné ; l’inobservateur peut être amené à réfléchir et ceux susceptibles de passer des contrats avec lui pourraient demander alors certaines garanties dont ils ne se seraient pas souciés auparavant. Cependant, on peut objecter que tel peut se montrer inobservateur d’un contrat passé avec une certaine personne qui s’attachera très scrupuleusement à accomplir les termes d’un accord arrêté avec une autre. Celui-ci peut se plaindre qu’on lui a porté tort concernant des cas auxquels celui-là ne portera aucune attention. L’accusateur et l’accusé peuvent enfin se livrer à une polémique dégénérant en une discussion ou plutôt un étalage d’incidents personnels indifférant absolument la galerie. Il faut reconnaître que la plupart du temps cette publicité ne dédommage pas le lésé, mais qu’elle le soulage, ce qui est d’ailleurs un résultat.
Il y a enfin un procédé d’une simplicité élémentaire pour se garantir du renouvellement de la tromperie ou du dol, c’est de cesser désormais toutes relations avec celui qui nous a lésés.
137) L’arbitrage volontaire.
Il existe encore une méthode qui permet de solutionner les différends, les désaccords, les conflits qui peuvent survenir entre isolés ou associés, entre les associations même, lorsqu’il leur est impossible de les régler eux-mêmes, c’est la méthode de l’arbitrage volontaire.
Une masse de raisons peuvent faire que deux unités humaines, deux associations ou davantage, ne puissent solutionner un litige s’élevant entre eux. Tout d’abord le sentiment bien net qu’ils ne se trouvent pas, pour un motif ou un autre, dans la situation d’esprit qu’il faut pour résoudre avec toute l’impartialité voulue le différend qui les sépare ; il peut y avoir, par exemple, chez chacun de ceux qui se prétend lésé, de l’irritation, de la colère, du dépit. En second lieu, chacune des parties en désaccord — ou l’une d’elles — peut reconnaître en toute sincérité qu’elle ne possède pas les connaissances ou les qualifications ou même le sang-froid nécessaire pour trancher le désaccord, pour estimer avec équité tel acte fâcheux ou malencontreux qui est à l’origine du conflit à solutionner. Quoi de plus simple, par les parties adverses, que de s’en remettre chacune à un compagnon, à un ami, au courant des circonstances de leur cas, de leurs tempéraments, de leur état d’être : il est infiniment probable, du fait de leur absence de participation au désaccord dont la solution leur est confiée, que l’avis de l’arbitre ou des arbitres s’approchera très près de l’équité “mathématique”. Le conseil fourni par l’arbitre ou les arbitres (qui ne nourrissent d’animosité à l’égard d’aucune des parties en discussion), en possession de tout leur calme, départagera impartialement ou à très peu près les adversaires. D’ailleurs s’ils s’aperçoivent qu’ils ne peuvent arriver à une conclusion satisfaisante, rien n’empêche les arbitres de s’en remettre eux-mêmes à un autre, choisi alors par eux, sans aucune intervention de leurs commettants, qui fournirait une sorte d’avis de dernier ressort qui les mettra d’accord. On peut affirmer que le jour où, parmi des humains ou un milieu donné, la mentalité courante ou l’habitude seraient telles qu’en cas de litige on s’en remettrait à l’avis de l’arbitre ou des arbitres — choisis volontairement et en dehors de toute intervention ou obligation d’une administration ou d’une institution quelconque, gouvernementale ou sociale — il n’y aurait plus place pour l’appareil répressif et judiciaire tel que nos sociétés contemporaines le conçoivent.
Les individualistes qui tiennent pour la méthode d’arbitrage volontaire font remarquer qu’il n’y a aucune diminution de dignité personnelle à reconnaître qu’il est impossible de régler soi-même tel différend qui vous sépare momentanément de votre semblable et de vous en remettre à un arbitre, dès lors que vous le choisissez en dehors de toutes interventions de l’État ou d’une réglementation administrative. Là comme ailleurs, les individualistes revendiquent pour la méthode dont ils se servent un caractère absolument et purement volontaire.
Sans doute, on pourrait appliquer la méthode de l’arbitrage volontaire à tous les cas de transgression. Mais le point de vue individualiste est trop connu pour que je la considère autrement ; que comme l’une des méthodes à employer pour parvenir à l’extinction des transgressions, ce qui est en somme le but poursuivi.
D’ailleurs, c’est surtout dans les différends d’ordre économique et qui affectent les accords et les contrats que l’arbitrage volontaire jouerait avec le plus d’efficacité. Peut-être dans certains cas d’application de procédés intellectuels et scientifiques. On ne voit guère l’emploi de la méthode d’arbitrage volontaire dans la sphère de la pure intellectualité ou du crime passionnel. C’est dans ce domaine surtout qu’il s’agit pour le transgresseur de s’infliger lui-même la réparation que comporte sa transgression. De même dans le domaine éthique, sur le terrain des mœurs, l’arbitrage volontaire ne semble guère opérant.
On peut objecter que l’arbitre ou le juge choisi par l’inculpé serait aussi partial que celui qu’on lui impose, mais à rebours. Ce ne serait plus un arbitre, un juge, mais un avocat. Actuellement, le délinquant est jugé par son ennemi, représentant d’une classe, d’un parti, d’une catégorie spéciale, d’une morale laïque ou religieuse. S’il était jugé par son ami, en tout cas par quelqu’un de “son monde”, n’est-il pas à supposer qu’il serait chaque fois absous… ?
Quand même cela serait à redouter, la méthode d’arbitrage volontaire constitue un pis aller préférable de beaucoup aux moyens actuellement en vigueur pour solutionner les conflits. Et il le demeurera tant que le sentiment de sa dignité et de sa responsabilité n’amènera pas le délinquant à s’infliger à lui- même le châtiment qu’il mérite.
138) Critique individualiste du mécanisme judiciaire.
Parvenus à ce point, il importe de résumer les raisons qui rendent éminemment hostile et répugnant à l’individualiste le fonctionnement du mécanisme judiciaire.
Après avoir commencé par présenter le caractère d’une réparation, d’un dédommagement à l’égard de celui au préjudice duquel un tort avait été commis, ou de ses ayants droit, la répression a fini par revêtir le caractère d’une vindicte, d’une vengeance exercée au profit de l’ensemble social ou, pour dire vrai, de ses dirigeants, de ses déterminants ou de ses privilégiés sur les déshérités, les désavantagés : ceux qui ne détiennent ni autorité, ni capitaux, ni propriété.
Un observateur un peu sagace a vite fait de se rendre compte que ceux qui ont charge d’appliquer les sanctions pénales ou disciplinaires que les codes de justice établissent pour réprimer les différentes formes de transgression sont — de par la classe ou le milieu où ils se recrutent — les souteneurs ou les représentants d’intérêts, de situations acquises qui ne leur permettent pas l’impartialité.
En outre, le tarif des pénalités, les peines accessoires qui les accompagnent si souvent ne tiennent aucun compte du tempérament, du déterminisme particulier des délinquants ; ne se préoccupent en rien des circonstances et des influences qui ont présidé à l’évolution, à la formation de leur caractère, de leur façon d’envisager la vie.
L’application des circonstances atténuantes ou aggravantes est laissée à l’arbitraire du distributeur de pénalités qui non seulement s’imagine — quand il prend sa profession à cœur — être un chargé de mission sociale, mais encore se réfère à des renseignements de police tendancieux et incontrôlés, à une impression physique, à des condamnations antérieures si bien que par la force des choses, le délinquant est autant puni comme “capable” que comme “coupable” de la transgression qui l’amène à la barre du tribunal où il est cité.
Sous son apparence d’impartialité, le jugement du jury renferme autant d’arbitraire.
Je ne parle pas seulement ici du facteur de sentimentalité, exploité autant par le ministère public que par le défenseur du transgresseur, je fais allusion aux préjugés d’éducation et de convention qui dominent les jurés dans les appréciations des cas sur lesquels ils ont à statuer. D’ailleurs que connaissent-ils du criminel qui est traîné devant eux ? Pas davantage que le juge professionnel et ils ne sont pas mieux éclairés que lui sur son déterminisme. Force pour eux est de s’en remettre aux informations que leur fournissent l’accusateur public et l’avocat, les témoins à charge et à décharge. Il n’y a, pour le délinquant aucune garantie qu’il sera jugé impartialement.
Mais ce n’est pas seulement contre le mécanisme du fonctionnement judiciaire que protestent et s’insurgent les individualistes.
Leur critique est tout simplement la critique d’un des nombreux aspects de la méthode d’autorité, considérée comme règle des rapports entre les humains.
Ce que les individualistes dénoncent et combattent, ce qu’ils posent à la base de leur antagonisme à la conception actuelle de l’application de la justice : c’est le juge imposé, conséquence du contrat social imposé aux dominés et aux exploités par ceux qui les asservissent et tirent profit de leur travail ; c’est le délinquant contraint de subir le juge qu’il n’a pas choisi et la méthode de jugement qu’il ne peut récuser.
Ce que nient les individualistes, c’est qu’un être humain s’arroge le droit d’en juger un autre, qu’il s’imagine avoir ce “droit” soit comme une sorte de délégation ou de mandat d’une collectivité irresponsable, soit comme une faculté innée.
Pour comprendre les mobiles derniers et profonds qui ont pu pousser une personne humaine quelconque à commettre une action dite “délictueuse”, il faudrait être cette personne elle-même. L’avocat le plus consciencieux, le plus expérimenté ou le plus retors n’y saurait parvenir lui-même, puisqu’il peut arriver que le délinquant ne puisse plus se rappeler ou se représenter avec précision dans quel état d’être il se trouvait au moment où l’infraction s’est produite. Il aurait suffit d’une circonstance fortuite, d’un accident peut-être minime pour que le délit ou le crime ne se fût pas accompli ou revêtit un aspect tout autre.
D’ailleurs, le défenseur qui prend à cœur sa profession se préoccupe beaucoup plus de s’assimiler la psychologie des juges, de les émouvoir, que d’analyser à fond le tempérament de son client ou de critiquer la façon dont s’administre la justice. C’est pourquoi il parle en juriste devant un tribunal de profession et en orateur devant un jury.
C’est parce qu’il n’est pas possible qu’un jugement soit rendu avec équité ou impartialité, le jugeur ne pouvant se “mettre dans la peau” du jugé que l’Individualiste aspire à voir devenir courante une mentalité personnelle qui fasse que le transgresseur s’inflige à soi-même le châtiment de sa transgression — selon que l’y détermine son degré de sensibilité ou de scrupulosité.
139) Les transgressions dans la société actuelle et en milieu individualiste.
Dans la société actuelle on peut classer les transgressions sous trois chefs principaux : attentats contre les institutions établies — attentats contre la propriété — “ crimes passionnels ”.
Dans un milieu franchement individualiste d’où auraient disparu la domination et l’exploitation quelle qu’en soit la forme, et au profit de qui elles s’exercent, on ne voit pas bien qu’il y ait place par : 1° Les attentats à la propriété (c’est-à-dire contre la possession par le producteur de son produit individuel) ; 2° Les attentats contre les institutions établies, puisque chacun pourrait vivre à sa guise, en isolé, se rallier à l’association la plus proche de ses aspirations, changer d’association, etc.
Il ne resterait guère comme transgressions que : 1° Le crime passionnel ; 2° L’attentat à la faculté par une unité ou un ensemble humain, de penser et de se comporter comme il lui plaît (sous réserve de réciprocité), autrement dit l’empiètement sur la liberté d’autrui ; 3° L’inobservation ou la rupture brusque d’un accord ou contrat conclu volontairement pour une période ou pour une besogne déterminée.
On peut naturellement y joindre les délits d’ordre pathologique, c’est-à-dire ceux occasionnés par l’état maladif du délinquant, physiologiquement et psychologiquement parlant. Mais ces cas relèvent d’une thérapeutie spéciale et ils ne peuvent être l’objet d’aucune sanction pénale. Une hygiène bien entendue les atténuerait d’ailleurs dans une grande proportion.
140) L’échec de la répression pénale et les solutions individualistes.
Conséquentes avec leur organisation, les sociétés humaines ont voulu, sinon la supprimer, tout au moins réprimer la transgression — délit ou crime — par un système de répression fondée sur la rigueur, sur la compression, sur la contrainte, sur le refoulement ou l’annihilation de la personnalité du délinquant. Ce système a échoué. On peut constater qu’il ne produit pas le repentir chez le transgresseur qu’il punit plus sévèrement à mesure qu’il récidive — qu’il ne ramène pas à des habitudes de régularité, d’ordre, de légalisme, le criminel sur qui il exerce son pouvoir. En regard de l’échec de ce système, démontré par le nombre de récidivistes, et son impuissance à éviter que surgissent continuellement de nouveaux et nombreux délinquants, résumons ce qui précède et examinons à quelles conditions les individualistes anarchistes envisagent la disparition graduelle et vraisemblable de la transgression et des transgresseurs parmi des humains ayant banni de leur milieu la domination et l’exploitation sous toutes les formes qu’elles sont susceptibles de revêtir.
Cette disposition serait, selon eux, consécutive aux conditions suivantes :
1. Mentalité individuelle et courante ne permettant pas de “proposer” des accords ou des contrats, même pour un temps ou un effort déterminés, à des êtres que leur déterminisme rend incapables d’en remplir intégralement les clauses — mentalité personnelle et courante ne permettant pas de “souscrire” des accords et des contrats dont on se sent pas individuellement apte à exécuter les clauses, même alors qu’ils seraient proposés pour une période et une besogne déterminées. Dans tous les cas, toujours prévoir l’inexécution des termes et faire du préavis de résiliation une des clauses principales de tout accord.
2. Existence et fonctionnement d’associations garantissant leurs membres ou d’entreprises individuelles assurant certaines catégories d’isolés ou d’associés, etc., contre tout tort ou dommage résultant de l’inobservation ou de la rupture, sans préavis, des termes ou clauses des accords et contrats volontaires que les unités humaines pourraient être amenées à conclure ou à passer entre elles — ou même contre tout attentat à la liberté d’être ou de se comporter de la personne humaine.
3. Mentalité individuelle et courante rendant chose toute naturelle pour le transgresseur, quelle que soit la transgression, de la reconnaître, de réparer le tort auquel elle peut donner lieu, de s’infliger enfin le châtiment ou l’indemnité qu’elle peut comporter.
4. Emploi de la méthode d’arbitrage volontaire pour la solution des mésententes, différends ou litiges pouvant survenir entre individualistes.
Les individualistes escomptent que parmi les humains, dans le milieu où ces conditions joueraient, les transgressions, infractions, crimes ou délits, ou disparaîtraient ou seraient réduits à un minimum toujours croissant.
Nombre d’individualistes font remarquer qu’il n’est pas besoin d’attendre une hypothétique humanité nouvelle pour réaliser ou pratiquer, partiellement, et même totalement, ces méthodes, de résoudre ou d’éteindre les conflits pouvant surgir entre individualistes. Il est bien vrai que les policiers, les juges, les geôliers sont parmi les plus solides des poteaux de la société bourgeoise. Il est bien vrai qu’au point de vue de la nature et de la raison, il n’échet pas à un humain de se constituer juge de son semblable. Mais il n’y a pas besoin d’attendre le monde à venir pour essayer, par une propagande intensive et par l’exemple, de déterminer la mentalité des hommes vers un état de choses nouveau, tendant à ignorer les Codes de justice, les applicateurs de pénalité, les lieux de correction et de détention, quels qu’ils soient.
14. La vie comme expérience et les réalisations individualistes
141) Différentes conceptions de la vie.
On peut considérer la vie comme une corvée, comme une fonction fastidieuse qu’il s’agit de remplir avec la volonté d’en avoir fini le plus rapidement possible. On peut l’envisager comme un marchepied à honneurs, comme un prétexte à gloire militaire, littéraire ou autre, ou encore comme une carrière.
On peut regarder la vie comme un moyen de parvenir à une situation libérale, commerciale, industrielle, comme un théâtre où vous est réservé un rôle politique ou administratif. On peut nourrir des visées beaucoup plus modestes, désirer vivre en “brave homme”, en “honnête homme”, en “ouvrier sérieux”, commencer par l’apprentissage ou les études préparatoires à la profession ou au métier qu’on embrassera plus tard, continuer par le séjour à la caserne, où l’on est classé “bon soldat”, poursuivre par la fabrique ou le bureau où l’on se montre “bon travailleur”, par un mariage le plus avantageux possible, toujours qualifié de “bon époux”, de “bon père de famille”, faire une partie de campagne les jours de repos, puis finir par mourir comme on a vécu, sans “faire de mal à personne”, ni de bien non plus.
142) Une conception individualiste de la vie.
Ces conceptions ne sont pas celles que s’en fait l’individualiste anarchiste.
Voyons donc quelle est son idée de la vie ?
S’il est conséquent avec lui-même, s’il applique à la vie — en l’espèce à la sienne -la méthode expérimentale, il la considèrera comme une expérience, à vrai dire comme une série d’expériences, la présumant assez longue pour la varier, la mouvementer, en un mot pour la rendre profitable à soi-même. La vie — sa vie — lui sera un champ d’études et une leçon de choses.
C’est à dessein que nous répétons sa vie, car nul n’acquiert conscience de la vie qui ne prend d’abord conscience de la sienne. Somme toute, la vie n’est que parce que nous existons, que parce que nous la percevons ; la vie pourrait surabonder sans que nous existions, quel en serait l’intérêt pour nous ?
143) Conditions, phases, valeur de l’expérience.
L’anarchiste vivra la vie intensément, sans autre restriction que de se maintenir en état de l’apprécier, sans autre mesure que sa capacité individuelle d’en jouir. Il n’en aura point peur. Il ne craindra pas les conséquences de ses expériences, ce qui ne veut pas dire qu’il les rendra dangereuses à plaisir. Il ne s’attardera pas à celles dont il ne retirerait qu’amertume et où il ne rencontrerait aucune satisfaction. Il ne les prolongera pas inutilement. Il ne sera jamais lié par une expérience antérieure. Tantôt, les circonstances lui dicteront la voie où s’engager et tantôt ses expériences influeront sur le cours des évènements. Il tendra toujours à demeurer le maître de ses expériences, jamais à accepter qu’elles le maîtrisent.
C’est pour la vie que l’individualiste vivra la vie, c’est pour l’expérience qu’il tentera l’expérience. Il ne s’attend nullement au succès de toutes celles qu’il essaiera ; il ne s’acharnera pas sottement à exiger qu’elles aboutissent toutes au gré de ses vœux. Il s’attachera à celles qui lui paraîtront mériter le plus de ténacité et de persévérance, en rapport avec le bonheur qu’il en a déjà retiré. Le fait que telle expérience aura échoué, entreprise sous l’empire de certaines circonstances, ne l’empêchera pas de la renouveler, les conditions étant modifiées.
L’expérience est purement individuelle. Elle ne s’impose pas. Elle diffère d’individu à individu. Ses résultats sont autres selon qui la tente. L’individualiste anarchiste n’envisagera jamais l’expérience tentée en association que comme éminemment provisoire dans un but déterminé et en rapport direct avec les joies qu’il peut en tirer dans tous les domaines : intellectuelles, intérieures, affectives, sensuelles, économiques. Ce qui ne veut pas dire pourtant qu’il rompra l’association par caprice ou à la moindre difficulté qui se présentera.
Le plaisir, l’intérêt de l’expérience consiste, pour une grande part, en les péripéties de l’effort accompli pour la mener à bonne fin. L’abri sur le bord de la route, la cabane au fond du champ, le chalet qui domine la colline, tous sont les résultantes d’efforts ; achevés, ils symbolisent la halte, l’arrêt de l’effort, le terminus de l’expérience. Toute aspiration atteinte, tout but rejoint est gros d’insatisfaction, d’enlisement, de menace de se transformer en mare stagnante, de la vase de laquelle on ne se dépêtre plus. Le développement individuel, l’exercice des initiatives, la mise en valeur des énergies, l’efficacité des réactions réclament que les expériences se modifient, se renouvellent, se contredisent parfois. Certaines expériences contiennent en elles- mêmes le germe d’expériences ultérieures.
144) Bien vivre et mourir bien.
Vit bien quiconque s’est amassé un trésor d’expériences, un trésor qui défie les voleurs, la rouille et les krachs. C’est grâce à la variété des expériences qu’on apprend à connaître le cœur des hommes et le fond des choses, ce sont elles qui nous font écarter les voiles d’Isis et éclaircir les mystères. En les multipliant, les expériences font fréquenter à l’individualiste un bon nombre de camarades, une multitude de personnes qui n’en sont pas. Elles l’amènent à être “bon”, non pas niaisement bon, mais à considérer autrui selon les lumières et la mentalité d’autrui, selon la conception qu’autrui se fait de la vie. C’est ce qui rend l’individualiste capable d’entreprendre des expériences à plusieurs. La pluralité des expériences agrandit la portée du raisonnement, élargit le rayonnement du sentiment, les débarrassant de la mesquinerie des jugements a priori, si communs chez les êtres dont la vie est peu accidentée ou les expériences rares.
L’homme qui a “bien vécu”, autrement dit : réalisé le maximum d’expériences compatibles avec ses capacités de perception ou d’initiative, connu le maximum d’émotions et de sensations en rapport avec sa force de résistance ou son énergie d’appréciation, cet homme-là “meurt bien”, rassasié d’expériences et non pas seulement d’années, comme l’indiquait l’antique et biblique formule. Rassasié d’expériences qui se sont succédées, remplacées, complétées, sans autre regret que le temps que lui a dérobé l’État ou la loi ou la société et pendant lequel on n’a pu en accomplir de nouvelles. Sa couche dernière ignore les remords, la crainte d’une survivance quelconque de son individualité qui, si elle existait jamais, ne pourrait constituer qu’un champ d’expériences. Point de prêtre à son lit mortuaire. Il s’en va pleinement heureux à la pensée qu’il a pu contribuer, par son exemple ou sa propagande, à engager d’autres sur la route large et féconde des expériences.
145) Aspects divers de la vie considéré comme une expérience.
La vie comme expérience se vit au point de vue individualiste en dehors de “la loi” ou de “la morale” ou des “coutumes”, toutes conventions calculées pour garantir le farniente de la stagnation intérieure à ceux qui dédaignent une expérience de se risquer, ceux-là par crainte, ceux-ci par intérêt. !
La vie comme expérience lacère les programmes, foule aux pieds les bienséances, brise les vitres, descend de la tour d’Ivoire. Elle quitte la cité du Fait Acquis, en sort par la porte de la Chose jugée et vagabonde, à l’aventure, dans la campagne ouverte de l’Imprévu.
Car l’Expérience n’accepte jamais le fait acquis comme définitif et la chose jugée comme sans appel. Certes, elle vagabonde la vie, comme expérience, comme une “outlaw”, comme une sans-logis, court vêtue ou pas vêtue du tout, — effroi du “moralitéisme”, terreur du “comme il faut”, bourgeois respectables toujours affolés à l’idée qu’on vienne, la nuit, heurter le marteau de leur huis et les éveiller de leurs stupéfiantes habitudes.
La vie vécue comme expérience ne se soucie pas de la défaite ou du volume de résultats obtenus. Elle ne s’en inquiète pas plus que de la victoire. Triomphes, échecs, obstacles qu’on contourne, barrières qu’on renverse, chutes dans la boue, autant de sujets d’expériences. Une seule chose est capable de l’émouvoir : le sentiment qu’elle pourrait être vécue inutilement ou sans profit.
146) La publicité de l’expérience.
Pour atteindre son maximum d’utilité, le voyage à la recherche, à la conquête de l’expérience, demande qu’il soit décrit ; raconté, analysé, communiqué à autrui ; on escompte qu’autrui apprendra par ses péripéties comment vivre plus pleinement, plus largement — qu’elles lui donneront le goût de ceindre ses reins, de saisir son bâton et de prendre, lui aussi, la route.
Nombre d’individualistes s’accordent pour déclarer que l’expérience qui profite uniquement à celui qui la tente, manque en partie son but ; c’est comme le procédé nouveau que découvrirait un savant et dont il verrouillerait la formule dans le coffre- fort de sa mémoire. La publicité de l’expérience est d’ailleurs l’un des aspects de la volonté de se reproduire.
L’effort, l’expérience ne réalisent leur puissance de rayonnement et ne procurent jamais autant de jouissance intellectuelle .que dans la mesure où ils sont exposés devant le monde, le monde des altérés et des affamés, et livrés comme un breuvage ou comme une nourriture. Peu importe ensuite que ceux qui n’en veulent pas user se détournent en haussant les épaules. L’œuvre de propagande n’en est pas moins accomplie : l’œuvre féconde qui émane du moi, de l’individu-foyer pour aboutir au hors-moi, susceptible d’être illuminé ; l’œuvre de distinction et de sélection personnelle dans les masses.
Pour faire penser et apprécier pour et par soi-même, rien ne vaut pour susciter en autrui le désir de l’expérience et l’équiper pour cela. Et plus l’expérience a été longue à poursuivre, riche en surprises, hérissés de difficultés, saturée de joie, moins ceux qui l’ont risquée, cherchent à empiéter sur la liberté de penser et d’agir d’autrui. Plus aussi croît le nombre de ceux que vivre n’effraie plus parce qu’ils ont su expérimenter.
Naturellement, force est, pour être exposé et raconté, que le voyage à la conquête de l’expérience en vaille la peine.
147) L’individualiste anarchiste et le fait économique.
Il ressort de toute évidence que l’individualiste qui “travaille” dans les conditions économiques actuelles ment à ce qui constitue sa raison d’être. Ouvrier, employé, fonctionnaire — salarié en un mot — il contribue au maintien de la société actuelle chaque fois qu’il loue ou prostitue au service d’autrui, patron ou intermédiaire, ses capacités et son initiative, puisqu’il permet à son employeur de vivre en parasite : 1° aux dépens de tous indirectement ; 2° plus directement à ses propres dépens.
Nous savons déjà que l’individualiste répudie une soi-disant solidarité qui le livrerait pieds et poings liés à la société, y compris les hommes de recul, de ténèbres, de dictature ; on comprend que logiquement, parvenu à un certain niveau de développement individuel, il s’efforce d’échapper à l’emprise de l’environnement et tente de vivre en dehors des conditions communes d’asservissement.
L’anarchiste, en effet, est loin de négliger l’aspect économique du problème humain et n’ignore pas que les pensées ne suffisent à nourrir leur homme ; dans le milieu actuel c’est du mieux qu’il peut qu’il résout soit individuellement, soit associé à des camarades, la question économique.
Nos observations nous ont permis de nous rendre compte d’assez près comment l’individualiste se comportait quand il se trouvait appelé à résoudre cette question primordiale. Comme toujours, il procède selon son tempérament, son caractère, ses facultés, sa conception personnelle de la vie et, reconnaissons-le aussi, dans la mesure où il peut s’affranchir de certaines contingences, de certains préjugés d’éducation, enfin de certaines influences.
148) Comment l’individualiste se réalise “économiquement” dans le milieu social actuel.
Nous avons vu certains individualistes amenés, de par leur tempérament particulier, à exercer des métiers hasardeux, périlleux, illégaux pour tout dire. C’est l’exception. L’individualiste anarchiste peut être employé, ouvrier, fonctionnaire ; consentir à courber l’échine dans une usine, dans un atelier, dans un bureau ; répéter des heures durant comme des rites, les mêmes gestes ; s’atteler à une besogne parfois ennuyeuse, pour ne pas dire plus, qu’il a conscience d’être le plus souvent stérile ou inutile.
Des circonstances diverses, des “devoirs de famille” peuvent l’y contraindre, mais quelles que soient ces circonstances, l’anarchiste n’accomplit jamais. son travail d’exploité que comme un pis aller, une expérience désagréable. Il n’est pas du “côté” de “celui qui le fait travailler”. Il n’a pas “à cœur” les intérêts de son employeur. Il n’est jamais un “ouvrier docile”, un “employé modèle”, un “fonctionnaire irréprochable”. Il se considère comme une sorte de “prisonnier de guerre”. Le privilégié, le détenteur du capital, le chef d’usine, le directeur d’exploitation, toute la hiérarchie des capitaines, sergents et caporaux d’industrie, tous constituent “l’ennemi” et il ne se laisse pas prendre à leurs paroles de sympathie mielleuse. Pas plus qu’il n’est garde-chiourme, l’individualiste n’est contremaître et s’il accepte jamais une fonction impliquant responsabilité, c’est qu’il existe de bonnes raisons pour qu’il en retire un avantage exceptionnel pour la propagande ou le bien-être des camarades. Comme on l’a dit, il ne fait jamais à la société “qu’un minimum de concessions pour en retirer un maximum d’avantages”. Il n’est jamais dupe de la société, il sait qu’il n’y a souvent qu’un pas de la dupe au complice.
D’autres individualistes exercent des métiers indépendants, toujours pénibles et guère lucratifs, à cause de la concurrence des manufacturiers outillés supérieurement et fabriquant en gros ; on les rencontre colporteurs, camelots, placiers à leur compte, artisans, confectionneurs d’objets divers qu’ils revendent ensuite. C’est là encore un pis aller, puisqu’ils remplissent le rôle d’intermédiaires et que seul le placement des bibelots de luxe ou d’une utilité superficielle leur permet d’espérer quelques petits bénéfices. L’unique avantage est d’échapper à la présence obligatoire dans un lieu de travail déterminé et au contact forcé d’individus hostiles aux idées qui leur sont chères.
Quelques “camarades” occupent une situation libérale, mais ils sont en nombre infime et s’ils arrivent jamais à une position lucrative, ce n’est pas sans avoir foulé aux pieds maintes de leurs convictions. Quant à ceux qui se retirent à la campagne, s’adonnant à la culture d’une étendue de terrain médiocre ou encore à l’élevage, puisqu’ils ne veulent point exploiter autrui, il ne semble pas qu’ils réussissent mieux qu’à la ville ; s’ils jouissent de l’air pur et de meilleures conditions d’habitat, on les voit souvent faire à leur entourage des concessions. Pour maints d’entre eux — et c’est le cas aussi pour les forains — leur besogne les maîtrise tellement qu’ils ne savent plus trouver de loisir pour s’intéresser aux idées auxquelles ils doivent cependant leur très relative “émancipation économique”.
149) Des réalisations en marge de la société.
D’autres individualistes encore, rompant plus hardiment, se réunissent et essayent d’équilibrer rationnellement, en vivant en association, leur consommation en marge et leur production. On a donné à ces essais le nom de “colonies”, “milieux libres”, “communautés”, etc.
Certains de ces essais, poursuivis par des communistes anarchistes ou par des socialistes à tendance libertaire ont causé des désillusions évidentes.
Un certain nombre d’individualistes anarchistes objectent que n’importe le soin apporté aux choix des constituants de ces associations, n’importe la valeur morale et intellectuelle de leurs composants, n’importe le succès éphémère ou accidentel de ces tentatives, une conclusion s’est imposée : c’est que, sans autorité — influence morale d’un individu, annihilation de la personnalité devant un idéal religieux ou économique — une “colonie” ne saurait vivre ni prospérer. Certaines associations économiques qui existent encore par-delà l’Atlantique — et dont je ne nie certes pas l’intérêt spécial — certaines “fermes en camaraderie” exhalent une odeur collectiviste si prononcée, qu’elles n’ont rien à voir avec le concept individualiste tel qu’il est entendu ici. La réussite d’un essai de vie à plusieurs semblerait alors liée à une telle débauche de réglementations et de précautions qu’à vrai dire on se sent plus libre dans l’actuelle société.
D’autres individualistes ont fait remarquer que ce ne sont pas seulement des énergies qu’ont engloutie, trop souvent inutilement, les “colonies” communistes, mais de l’argent et force argent. Avec ce qui a été jeté dans le gouffre de ces insuccès, que de propagande intellectuelle on aurait pu accomplir, quand on y réfléchit un peu, une propagande qui aurait pu, en débarrassant soi-même et autrui de préjugés encombrants et de scrupules vieillots, rendre à plusieurs la vie plus douce et moins bornée ! On a même mis en doute que ceux qui y ont participé — à quelques exceptions près — aient connu une liberté plus grande, que celle dont ils auraient joui s’ils étaient demeurés dans l’ambiance hostile.
Or, pour l’individualiste anarchiste, il ne saurait y avoir deux façons d’envisager le problème de l’association entre camarades : en s’associant avec d’autres êtres partageant leurs idées, ils ne peuvent avoir pour but que d’augmenter la somme de leur liberté individuelle et restreindre d’autant l’emprise du milieu. A quoi sert de s’associer entre camarades si c’est pour se sentir, au point de vue économique, intellectuel, moral, moins indépendant — et à leur égard et à l’égard d’autrui — que dans la “société” ?
Il ne saurait donc être question d’accomplir en s’associant un moindre effort qu’en travaillant chez un patron ou comme camelot, etc. Mieux vaut travailler davantage et plus péniblement si l’on en retire plus d’indépendance. Le principe de l’association entre individualistes anarchistes ce n’est pas d’assurer dès l’abord plus de bien-être et d’inactivité, mais bien de garantir en premier lieu aux associés une plus grande autonomie, une diminution prononcée de l’intervention du milieu social dans la vie personnelle. Entre individualistes, on n’est comptable qu’à soi-même de ses faits et gestes du moment : qu’on n’empiète pas sur les faits et gestes de son associé — on jouit de la libre disposition de son effort — on produit et on consomme individuellement, — on ne se sent jamais engagé que temporairement et pour une besogne nettement déterminée et acceptée.
150) Esquisse des conditions d’existence d’une “colonie individualiste”.
Tout autant pour servir d’exemple que parce qu’ils sont lassés du contact des indifférents ou des hostiles, des individualistes anarchistes de tempéraments concordants, peuvent être amenés à se situer “hors du troupeau” et à résider les uns près des autres.
Voici un projet rédigé par des camarades individualistes, et qui expose, très sommairement, les grandes lignes d’une réalisation individualiste qui reste à tenter, au moins dans nos pays de langue française :
Acquisition d’un terrain en association et partage du dit terrain en parts égales, individuelles, inaliénables ; chacun me tant sa part en valeur de la façon dont il l’entend, y édifiant le logis de son goût, et disposant de son produit ou l’échangeant aux conditions convenues entre eux soit avec des co-associés, soit avec des consommateurs au dehors, sur refus ou impossibilité des premiers. Chacun des co-associés s’interdisant d’exploiter l’un quelconque de ses co-associés, d’employer la contrainte à son égard ou d’user à l’intérieur du milieu de la valeur d’échange en usage à l’extérieur.
Tout associé pouvant quitter le milieu à son gré à condition que la part lui appartenant soit cédée soit à un remplaçant trouvé par lui et agréé par l’association, soit à un remplaçant fourni par elle.
Portion de part réservée à l’enfant amené ou né dans le milieu, avec détermination d’âge lui assurant une part entière.
Faculté pour chacun des co-associés de mettre industriellement sa part en valeur ou même de la considérer comme un lieu de repos après le travail quotidien.
Les “compagnes” considérées comme indépendantes de leur ou leurs compagnons et possédant en toute autonomie leur part individuelle avec toute faculté de cohabitation ou non cohabitation, temporaire ou régulière.
Faculté égale pour plusieurs des co-associés de se réunir pour vivre en un même logis, etc…
Aucune intervention de la part d’aucun des constituants de cette association dans les détails de la vie quotidienne de leurs co-associés, sous réserve et garantie de la réciproque.
Aucune intervention dans les expériences intellectuelles, économiques, éthiques, affectives, domestiques, récréatives ou autres quelconques que pourraient poursuivre, isolément ou à plusieurs, les membres de l’association.
Établissement d’un fonds spécial destiné à garantir les participants à l’association contre tous les risques et les aléas découlant de leur activité.
Cette esquisse de “réalisation individuelle” pourrait donner des résultats moraux et économiques des plus utiles à la propagande individualiste anarchiste. A condition bien entendu que les tempéraments de ceux qui la tentent soient des tempéraments de réalisateurs. D’ailleurs, il n’entrait nullement dans la pensée de ceux qui l’ont ébauché, de présenter ce plan comme achevé, comme un modèle : il n’avait, à leurs yeux, que la. valeur d’une indication, d’une suggestion. Pas davantage.
15. La vie intérieure, sensibilité et le sentimentalisme individualiste. Le problème de l’éducation
151) La vie intérieure
De ce que l’individualiste anarchiste nie, rejette ou combat les dieux et les maîtres, les autorités et les dominations, il ne s’ensuit pas qu’il ignore la “vie intérieure” ou qu’il en fasse fi. Il y aurait, d’ailleurs, peu à compter sur l’individualiste qui ne le serait qu’extérieurement ; avant de le paraître au dehors, il convient de l’être au dedans de soi. L’individualiste ne repousse pas l’idée d’autorité sous l’impulsion d’un geste d’impatience ou par fantaisie d’enfant gâté : l’individualiste méprise les lois ou se rit des codes parce qu’il n’en a que faire ; ceux-là seuls en ont besoin qui ne connaissent que la vie extérieure.
Il ne faut pas confondre “mépris de l’autorité” avec “négation de l’autorité”. On peut mépriser l’autorité parce qu’on la croit fondée sur une base erronée ou parce qu’on ne ressent aucune espèce d’estime pour ceux qui l’exercent. On peut encore mépriser l’autorité parce qu’on se croit, soi, au-dessus de l’autorité, à cause de la valeur “intrinsèque” qu’on s’attribue. L’individualiste nie l’autorité en ce sens qu’il ne lui attribue aucune valeur, aucune utilité au point de vue de la formation de la personnalité, de son rayonnement, de son épanouissement. L’autorité courbe plie, incline l’individu dans un certain sens — dans un sens favorable à un système, à une méthode politique économique, intellectuelle qui, le plus souvent va à l’encontre du tempérament, des aspirations de l’être qu’elle violente.
L’anarchiste médite, réfléchit, compare. Il sait “se replier sur soi-même”. Il pèse, jauge, mesure ce qu’on lui propose ou expose. Il sculpte “sa statue intérieure”. Il s’est constitué un fonds de connaissances, une réserve d’acquis auxquels il sait avoir recours quand tous les appuis font défaut, un fonds qu’il enrichit, une réserve qu’il accroît continuellement et d’où il tire quotidiennement de nouvelles sources d’étude et d’approfondissement. Il ne s’enquiert pas seulement du comment des choses, il ne craint pas de se demander leur raison d’être. Sans ce fonds, comment pourrait-il prétendre pouvoir se passer d’autorité ? Qui ne possède pas de réserve intérieure est contraint, dès qu’apparaît la disette, d’aller s’approvisionner chez autrui.
L’individualiste est de mise simple, qui n’exclut pas l’originalité, mais qui n’attire pas les regards. Si sa demeure est confortable — selon ce que lui ont permis les circonstances pécuniaires — elle n’est point luxueuse ni jamais encombrée d’objets inutiles à son développement individuel. Ses besoins sont normaux : ni restreints, ni superflus, et si certaines expériences de sa vie l’amènent à sortir inévitablement de la norme, c’est pour y rentrer dès l’expérience achevée.
De cette simplicité, qui est le produit de la franchise et non celui de la vanité — une simplicité naturelle qui exclut l’austérité comme la rudesse — il ne faut pas inférer que l’individualiste soit insensible à la beauté, loin de là. Personne plus que lui n’apprécie le beau, le vigoureusement beau — en art, en littérature, en science, en éthique — beauté de la nature, beauté des formes corporelles, beauté du raisonnement, des plaisirs, des sens, de la volupté.
Tout cela, l’individualiste anarchiste l’apprécie, le ressent, mais sans se laisser guider par le goût général, entraîner par la commune renommée ou aveugler par l’engouement de certains cénacles. Tout produit d’une recherche sincère, toute œuvre qui reflète un tempérament personnel ou témoigne d’un effort hardi, tout labeur, tout spectacle qui fait vibrer les fibres intimes de son être — tout cela l’attire, retient son attention, provoque sa méditation. Le clinquant l’écarte, le trompe-l’œil l’irrite, la prétention le fait fuir. Il sait fort bien d’ailleurs que, dans le domaine de l’esthétique, l’appréciation est individuelle, et que beauté et laideur sont relatives à l’appréciateur.
152) L’art pour l’artiste.
Et qu’à l’Individualiste on ne vienne pas parler de l’inutilité de l’art, du moment qu’il est un véhicule d’affirmation ou de manifestation personnelle. Oui, l’art est inutile en tant que “social”, alors que ses interprètes se prostituent, c’est-à-dire cherchent à plaire, se rangent à l’opinion courante. Il est aussi nuisible que toute théorie collectivisant, à l’usage et pour le bonheur de tous, des sensations qui font le bonheur et sont l’apanage de quelques-uns.
Non, l’art vrai, l’art pour l’artiste n’est pas nuisible. Il développe l’artiste, et chez l’auditeur ou le spectateur, il suscite le souhait, le désir ; il provoque le vouloir de porter aussi loin qu’il peut l’affirmation du soi dans ce qu’il produit.
Qui donc a jamais prétendu que la nature produisît toujours de l’utile ou du nuisible ? Toute imparfaite qu’elle est, elle produit aussi de l’agréable : une robe de léopard, un plumage d’oiseau des îles, une chevelure de femme soyeuse et dorée, par exemple. Réagir contre la nature dans ce qu’elle présente de dangereux, de difforme et de déplaisant, fort bien. Réagir contre ce qu’elle vous apporte de stimulant, de radieux et de magnifique, pur non sens !
A l’artiste, créateur ou interprète, je ne demande pas de me plaire. Je me sens capable de déterminer ce qui, dans les manifestations artistiques, ne vibre pas à l’unisson de ma constitution psychologique — ce qui ne saurait me causer de satisfaction. A l’artiste, je demande de faire de l’art : de mettre “toute son âme” dans sa production, de s’affirmer dans son œuvre — avec autant de sincérité et d’amour qu’en met un Chantecler de basse-cour lorsqu’il lance son cocorico triomphal, ou le paon quand il fait la roue.
Ce que je demande à l’artiste, ce n’est point d’épouser ma conception du beau, c’est de se révéler à moi tel qu’il est alors ; qu’il peint, sculpte, danse, joue ou déclame. C’est l’idée qu’il se fait, lui, de la beauté féminine, qu’il m’intéresse de découvrir dans cette Vénus taillée en plein bloc de Paros. Ce qui m’intéresse c’est sa vision de ce coucher du soleil reproduit avec une telle débauche de couleurs sur tel tableau qu’une foule dédaigneuse ne remarque même pas. C’est le cri de son cœur brisé par l’abandon d’une femme bien-aimée qui sature tout ce poème. C’est son interprétation personnelle de cette valse de Strauss. C’est la façon dont il rend Shylock, Desdémone, le bonhomme Chrysale, Méphistophélès, le Dr Stockmann ou Louise. Ce qui m’intéresse dans l’artiste, c’est l’individualité originale, c’est la manifestation créatrice, c’est l’affirmation initiative. C’est, en un mot, sa façon, à lui, de rendre ou d’interpréter l’art.
Ou bien l’art pour l’artiste. Ou bien l’artiste pour l’art. Ou bien l’œuvre d’art où l’artiste a décrit, dessiné, buriné sa vision intérIeure, dans laquelle il a versé le contenu de son imagination ou de ses espoirs : l’œuvre d’art acte de création. Ou bien l’art pour l’artiste car l’art n’existe pas sans l’artiste — l’art comme outil, comme instrument de révélation individuelle, comme véhicule de la manifestation des émotions et des sensations les plus intimes. Ou bien l’artiste pour l’art — l’artiste devenant le domestique d’une formule, le serviteur d’une technique, un manœuvre plaçant le fini d’exécution avant la sincérité d’impression. L’artiste pour l’art — l’artiste poursuivant un but “social”, écrivant, peignant, gravant pour gagner autrui, pour le convaincre, pour le persuader, l’artiste sacrifiant sa sincérité de perception à la nécessité d’être compris par le non-moi… Non ! l’art pour l’artiste ou rien…
Mais qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?
Un poème, un chaudron, une statue, une cuvette dont le créateur s’est exprimé dans toute la probité de son âme — n’importe quel objet visible, tangible, palpable, qui porte la marque d’un effort tenté en vue de réaliser une conception originale — un acte de sincérité.
On peut posséder à fond la technique d’un art et demeurer un insincère — c’est-à-dire écrire, peindre, sculpter pour faire de l’effet, escalader les échelons de la renommée, gagner de l’argent ; autrement dit être tout le contraire d’un artiste.
D’ailleurs, on peut être un très grand artiste et n’avoir jamais produit une œuvre d’art ; en d’autres termes, on peut rester un rêveur — un artiste intérieur toute sa vie.
153) L’exagération “raisonnable”.
Se situer à l’égard du naturel en état de légitime défense ? Certainement. Chaque fois que suivre notre instinct menacerait de nous abaisser, affaiblir ou diminuer à nos propres yeux. Selon le critérium de diminution personnelle adopté par chacun après réflexion. Réagir contre le naturel : parfait !… mais en nous rappelant — quelque moyen artificiel que nous employions pour lutter contre lui que l’action, l’expédient ou le moyen dont nous nous servirons ne sortira que des ressources que la nature nous offre. L’individualiste se situera à l’égard du naturel et de l’artificiel, du social et de l’individuel même, s’il le faut, en état de légitime défense, chaque fois qu’il aura à redouter de voir sa personnalité restreinte ou entamée.
De temps à autre, dans les milieux fréquentés par les individualistes anarchistes, une tendance réapparaît qui vise à réduire les actes et les gestes à un même dénominateur, celui de l’utilité. Pour cette tendance, la “vie individualiste” se résumerait en une succession de gestes qualifiés “raisonnables”, mathématiquement réglementés. Elle consisterait donc à se lever à telle heure chaque matin, à ingurgiter tels aliments dosés à un décigramme près, à se livrer à certaines besognes tant d’heures par jour, à passer à dormir tant d’autres heures, à faire l’amour, enfin, tant de fois par mois. Bref, à supprimer de l’existence tout ce qui sent l’imprévu, le spontané, le primesautier, la fantaisie.
A en croire ceux qui ont épousé cette tendance, tout ce qui exhale un relent d’art serait proscrit comme inutile, que dis-je nuisible. Plus de chansons, de danses, de flonflons, de jeux. Pire que la caserne ou la prison ! Plus de passion, plus d’aventures, plus de risques.
Le figé ne me plaît décidément pas, même quand on l’étiquette “raisonnable”. Je réclame de la distraction et force distraction, s’il vous plaît. Parce que je me dénomme individualiste, je ne veux dire adieu ni à la musique, ni à la peinture, ni à la danse. ni au théâtre. J’aime — ou je souhaiterais — voir danser des filles nues, lascives et ravissantes. J’aime entendre s’élever dans la nuit un chant qu’accompagne une guitare ou une mandoline. Et je l’apprécie d’autant mieux quand l’astre des nuits inonde la campagne de sa pâle clarté.
Dans le milieu individualiste que je rêve, on vit autrement que comme des automates, remontés tels des figurines d’horloge. Si on ne s’y permet rien qui détruise en soi la faculté d’appréciation individuelle de la vie — par contre, aux heures. de loisir, on y folâtre, on y peint, on y sculpte, on y chante et on danse au son de la harpe, le front ceint de roses : on y fait l’amour, sans honte, dans les bosquets fleuris et embaumés, la pleine clarté du soleil générateur de l’Être.
154) Le critérium de la diminution intérieure.
Avant toute autre considération, l’individualiste anarchiste tient à “ne pas se diminuer” intérieurement, à ne pas entamer son intégrité de pensée, sa puissance d’analyse et de déduction, sa volonté de réflexion et de comparaison ; s’il permettait à quoi que ce soit de le rabaisser à ses propres yeux, ce serait une preuve de perte d’équilibre, d’indignité de la vie libre. Il ne considère pas les actes et les gestes au point de vue des conceptions bourgeoises du “bien” et du “mal”. L’individualiste vit et œuvre sur un plan tout autre, un plan situé “en marge du bien et du mal”. Lui sont licites les actes et les gestes qui ne le diminuent en aucune façon et lui facilitent, dans un sens ou dans un autre, de vivre plus intensément (et non anormalement), de se développer plus pleinement, de savoir davantage. Lui est malsain tout acte, tout geste qui, une fois accompli, annihilera pensée, méditation, réflexion, en un mot, attentera à sa valeur intellectuelle, à sa vie intérieure. II ne saurait connaître d’autre critérium.
Se diminuer à ses propres yeux, il n’y a pas de situation plus lamentable pour l’Individu. Ce n’est rien d’être méprisé par autrui, d’être haï, vilipendé, excommunié. Mais se mépriser soi-même, avoir conscience, connaissance qu’on a commi certains. actes, qu’on a accompli certains gestes dont la perpétration a affaibli votre puissance de rayonnement ou d’influence cérébrale ou psychologique, quelle déchéance ! Sans doute, il est difficile de toujours savoir dans quelle mesure exacte on est diminué. Du moins cela paraît ainsi. Mais il suffit, en réalité, d’une pratique relativement courte pour déterminer, je ne dis pas la frontière, mais la zone frontière, au-delà de laquelle, étant donné sa puissance de résistance actuelle, on ne s’aventurera pas si on ne veut pas s’exposer à l’impuissance psychologique, à la stérilité intellectuelle ou à la mauvaise santé.
Le critérium de la diminution intérieure varie d’individu à individu. Tel geste diminue celui-ci qui n’affecte en rien celui-là. Voilà pourquoi tout jugement est relatif à celui qui le porte. Cette constatation suffit à démontrer le non-sens des jugements des tribunaux et des jugements du public, cet éternel troupeau de gobeurs. Même au point de vue de ce qui est utile ou nuisible au développement individuel envisagé sous l’angle physiologique, l’utile et le nuisible varient considérablement de personne à personne. L’Individu se distingue de la bête du troupeau en ce qu’il mettra à profit toutes ses expériences pour arriver à déterminer par lui-même là où cesse l’us pour devenir l’abus. La bête du troupeau, par contre, se contente de ce que lui enseignent ses livres ou ses professeurs sur le “bon ton”.
Les esprits fermés, enclins au parti-pris ou encore esclaves des préjugés8 n’admettent point qu’en dehors de ce qu’ils appellent la “morale” — au sens bourgeois bien entendu — il puisse exister de vie intérieure. Sans se soucier de leurs opinions, négligeables en l’espèce, on peut faire remarquer que la vie ordinaire, courante, “pot au feu”, n’est nullement faite pour développer l’intensité de la vie intérieure. Quelle vie intérieure sérieuse peuvent bien avoir des gens qui en sont à se tâter sans cesse pour savoir si tel acte, tel geste, telle démarche est d’accord avec le code de la morale qu’ils tiennent de leurs aïeux ? Plus la réaction contre le milieu est prononcée et plus la vie intérieure est intense.
L’individualiste — homme ou femme — ne fera pas figure d’ascète. Quelle farce ! Nier, rejeter, repousser la domination et se courber sous le joug de l’ascétisme ou de l’austérité. Vouloir la vie libre et hérisser sa voie d’obstacles ! Je veux vivre librement ma vie — s’écrie l’individualiste — sans renoncer à aucune des joies qu’elle offre : joies des sens, joies du sentiment, joies de l’intellect, mais sans jamais perdre la faculté d’apprécier ces joies.
L’individualiste aimera la nature pour les joies, la chair pour les plaisirs, l’effort cérébral et manuel pour les possibilités de développement qu’il lui procure. Il les chérit ardemment et il s’en repaît “corps et esprit”. Il vit, il tressaille, il frémit devant les formes, les sons, les couleurs. Ils lui sont un sujet de discours et de chant, de stimulant et de réconfort. Il ira “sa” route, cueillant les fleurs odorantes, laissant de côté les poisons, écoutant, ramassant, accumulant, expérimentant, individualiste toujours et encore, à l’affût du neuf, provoquant l’inédit, prolongeant le plaisir, mais sans jamais laisser du sien, de son “moi”, sur le chemin ou le bord des sentiers — ou tout au moins l’essayant en toute sincérité.
Il y a de braves gens qui s’imaginent qu’apôtre et ascète sont synonymes, termes inséparables. Celui qui se rayonne — dans son milieu — qui répand, diffuse son idée, qui cherche à en attirer d’autres à lui par plaisir, pour son propre développement — pour augmenter le nombre “des siens” — celui dont la grande joie intellectuelle consiste à voir les individus se révéler à eux-mêmes, ils voudraient que celui-là mange à peine, boive à peine, se prive des jouissances instinctives ou affinées de la vie, telles l’amour, l’art, les lettres. J’aime volontiers les “prophètes” qui se mettent à table avec les gens de mauvaise réputation, qui ne dédaignent pas les gars et les filles de licencieuse vie, qui ne craignent pas de fréquenter les individus peu recommandables, autrement dit ceux qui vivent leur vie en dehors de tout préjugé.
155) La sensibilité individualiste.
L’individualiste connaît la vie du sentiment, les affections intimes, prolongée, les tendresses profondes, les amitiés sûres que n’ébranlent ni les coups de l’adversité ni les joies du succès. Plus sa vie intérieure plonge dans des assises solides et plus elle rayonne dans sa vie sentimentale, qui en acquiert plus de valeur, de vigueur et d’affinement.
Comment l’individualiste ne serait-il pas sensible ? Le plus ou moins de sensibilité ne constitue-t-il pas comme le critérium de la personnalité ? La dignité, la fierté, la susceptibilité ne sont-elles pas des signes caractéristiques de la délicatesse du baromètre de la sensibilité individuelle ? Qui donc a dépeint l’Individualiste comme un être au cœur de roc, qui passe son chemin insouciant, qu’aucun événement n’émeut, qu’aucun souffle ne fait vibrer ? Celui-là est un indifférent, non un individualiste. L’Individualiste souffre et sent la souffrance ; il la sent qui pénètre son être intérieur, qui l’envahit, qui l’enveloppe d’une atmosphère de désolation et de désespoir.
L’Individualiste est sensible à la douleur qui l’étreint chaque fois qu’une entrave est mise au déroulement ou à la sculpture de sa personnalité.
L’Individualiste ressent profondément, jusque dans les derniers recoins de son for intime, tout ce qui le blriver, se renoncer, s’abstenir : c’est, grâce à la raison intervenant à la rescousse, ne point se laisser entamer ou diminuer par les joies ou les douleurs que comportent les expériences sentimentales. Se perfectionner, c’est monter, l’esprit éveillé et les sens en arrêt, vers plus d’expériences encore, vers plus de jouissances intellectuelles, physiques, de tout genre.
Donc, l’individualiste octroiera aux “élans du cœurs” dans sa vie, la place qui leur revient. Mais c’est à ses risques et périls et sans vouloir jamais que le “sentiment” lui serve d’outil d’oppression ou d’instrument de contrainte à l’égard d’autrui.
156) L’individualiste et les élans du cœur.
Sans doute, il serait périlleux de se laisser dominer ou entraîner par ce qu’on est convenu d’appeler le “sentiment”, terme obscur, mais qu’explique assez bien l’expression populaire : “les élans du cœur”. Sans doute, il faut se méfier de la spontanéité, se raisonner, s’analyser, avoir recours de temps à autre à une expertise soigneuse de son “moi”, établir le doit et l’avoir de celles des expériences de sa vie qui furent basées exclusivement sur l’appel des émotions ou la sollicitation des passions. Sans doute, il faut faire usage de son raisonnement comme d’un instrument, non pas comme d’un étouffoir — comme le charretier a recours à son frein lorsqu’il sent que lui échappe la direction de son véhicule.
Sans doute, l’Individualiste — au sens anarchiste du terme — aura recours fréquemment à sa raison. Ainsi, chaque fois que les circonstances de sa vie sembleraient le faire dévier, pour l’affirmation de sa personnalité, vers l’emploi plus ou moins déguisé du recours à la contrainte, à la violence — organisée ou non — il est évident qu’il fera machine en arrière, qu’il opposera à toute suggestion de ce genre une résistance inébranlable. L’individualiste ne s’imposera pas, quelque bénéfice — même purement intellectuel — qui lui paraîtrait en découler. Pas plus, sous couleur de sentiment, qu’il ne consentira à être un agent exécutif de l’autorité, ou à déclencher la mécanique législative. Il se fera valoir, certes ; il exposera son point de vue de la vie sentimentale avec ardeur, avec véhémence ; il s’adressera à la persuasion pour faire triompher sa conception d’un détail de cette vie ; il insistera, il reviendra à la charge. Mais, en aucun cas, il n’imposera ni lui-même, ni ses idées, ni ses désirs.
Du fait de l’adoption de cette ligne de conduite qu’il s’est tracée parce qu’il l’a trouvée — après réflexion — la meilleure pour le développement de sa personnalité — la plus propre à assurer sa dignité — s’ensuit-il qu’il traversera la vie comme une sorte d’automate froid ou rigide, dépourvu de sensibilité, en somnambule, indifférent à tout ce qui est de nature à faire tressaillir et vibrer son être sensoriel ?
Non point, car l’Individualiste, tel que nous le concevons, est un être vivant. Il aime, il jouit, il combat, il souffre ; il est heureux ou malheureux. Il vit, en un mot.
La vie est trop courte pour que le vivant ne songe pas à l’utiliser de façon à lui faire rendre tout ce qu’elle peut donner — chacun selon sa nature. Trop longtemps aussi le moralitéisme a comprimé les tempéraments, abâtardi les jouissances, courbé le désir sous le joug des préjugés.
Il convient d’éduquer son sentiment — comme on polit et tient en bon état de fonctionnement tout outil de travail. Se perfectionner, au point de vue individualiste, c’est se maintenir constamment en état d’éprouver de la joie à vivre, que ce soit par la raison ou par le sentiment, cérébralement ou sensuellement. Se perfectionner, ce n’est pas se priver, se renoncer, s’abstenir : c’est, grâce à la raison intervenant à la rescousse, ne point se laisser entamer ou diminuer par les joies ou les douleurs que comportent les expériences sentimentales. Se perfectionner, c’est monter, l’esprit éveillé et les sens en arrêt, vers plus d’expériences encore, vers plus de jouissances intellectuelles, physiques, de tout genre.
Donc, l’individualiste octroiera aux “élans du cœurs” dans sa vie, la place qui leur revient. Mais c’est à ses risques et périls et sans vouloir jamais que le “sentiment” lui serve d’outil d’oppression ou d’instrument de contrainte à l’égard d’autrui.
157) “L’idéalisme” individualiste.
Pour la foule et même pour un grand nombre de gens qui se prétendent situés hors de la foule, Idéalisme est fort souvent synonyme de Contemplatisme. Un individualiste. idéaliste, c’est un songeur, un poète — un être perdu dans les nuages d’une imagination stagnante, tellement cantonné dans la tour d’ivoire de son rêve intérieur, que pour lui la vie extérieure — la vie sensorielle — n’existe plus. Un écrivain idéaliste, c’est un prosateur ou un rimeur un peu flasque, un peu mièvre, un peu flou, un mystique, un illuminé — le contraire du rationaliste, du matérialiste. Si vous interrogiez n’importe lequel de ceux dont le cerveau s’est un tant soit peu frotté à la terminologie en honneur et en usage dans les organes dits “ avancés” — neuf fois sur dix ce premier venu vous exposerait que quiconque épouse une conception mécanique et purement matérielle de la vie se situe aux antipodes de l’idéalisme. Idéaliste, celui qui veut mordre à même et à belles dents aux jouissances du gâteau de la vie ? fi donc ! pur réaliste. Idéaliste, celui qui prétend que “que tout bonheur que la main n’atteint pas est un rêve” ? Mais non ! sensualiste acharné. L’idéaliste teint garanti, c’est celui dont on absorbe, au dessert ou en attendant le thé, la doucereuse et confiturale philosophie.
Vouloir vivre à “sa guise” ; s’insoucier du milieu ; ne point tenir compte des entraves que l’opinion moyenne de votre entourage apporte à l’assouvissement de ceux de vos désirs, de vos penchants ou de vos passions qu’il considère comme perturbateurs du bon ton ; donner libre cours à vos fantaisies et à vos caprices en tant qu’ils n’impliquent pas contrainte ou empiètement sur autrui et surtout sur ce que sont ou ont ceux qui marchent en votre compagnie ; rechercher, provoquer, goûter, apprécier les émotions troublantes, les sensations électrisantes, les jouissances aiguës, les aventures vertigineuses que la vie instinctive offre aux sûrs d’eux-mêmes — aux aptes à une existence passionnée, mouvementée, affranchie en un mot — tout cela, au risque “de laisser des lambeaux de sa chair aux buissons”, tout cela ne constitue-t-il pas un “idéalisme” qui ne le cède en rien à l’idéalisme tout miel et métaphysique que la multitude envisage comme l’idéalisme véritable ?
Il est rare d’ailleurs que les individualistes se servent de ce terme “idéalisme”. Il s’est tellement compromis en toutes sortes de mauvaises compagnies ! Sous “l’idéaliste”, ils craignent toujours de retrouver, en le grattant un peu, le passif, le résigné, l’amorphe, l’invertébré. Mais, s’ils voulaient, il ne leur serait pas difficile de démontrer que “leur” idéal, s’il en diffère, n’est point inférieur aux idéaux plus ou moins nébuleux.
Quiconque veut vivre sa vie indifférent au qu’en dira-t-on du milieu en général, de son petit milieu en particulier — celui-là fait montre d’idéalisme, au sens pénétrant du terme. Cet homme, qui, pour échapper au servage de l’usine, exerce quelque métier hasardeux — cette femme qui dispose de son corps, qui se donne en toute connaissance de cause quand elle veut et à qui elle veut — cet autre qui erre on ne sait où, parce qu’il n’a pas voulu se courber sous le joug d’une solidarité inconsentie — celle-ci qui gémit au fond d’une geôle parce qu’elle s’est mise consciemment au ban d’une société qui ne tolère l’illégalisme que lorsqu’il est pratiqué à l’abri des lois — celui-ci encore qui n’a pas hésité à abandonner toute perspective sociale pour goûter à la vie abondante et primesautière — tous ceux-là sont, profondément, véritablement des “idéalistes”.
158) La reddition de comptes.
L’individualiste anarchiste ne rend compte à personne de ce qu’il fait, de ses faits ou de ses gestes.
Il ne doit de comptes qu’à soi-même et s’il consent jamais à fournir des explications, ce ne peut être que lorsqu’il lui plaît, où il lui plaît, et à des camarades qui lui agréent.
Un individualiste est un négateur d’autorité, un anti-autoritaire qui applique pour et par lui-même, dans sa vie quotidienne, la méthode anti-autoritaire, c’est quelqu’un qui ne veut pas plus s’en laisser imposer qu’en imposer à autrui. C’est sa cause qui passe avant tout et la cause d’autrui ne l’intéresse qu’en tant qu’elle se confond, s’identifie avec sa cause. C’est un homme qui réclame, veut et exige autant que faire se peut sa liberté, tant au point de vue moral et intellectuel qu’au point de vue économique, Il ne veut pas plus mettre sa production économique à la marmite commune que son amoralité.
Quelle absurdité quand de soi-disant camarades viennent demander des comptes à cet homme-là ! Est-ce qu’on demande des comptes à quelqu’un qui prend sur lui la responsabilité de ses gestes — la responsabilité, entendons-nous bien, par rapport à sa conception individuelle de la vie, à son caractère personnel. On demande des comptes à un syndicaliste, à un révolutionnaire, à un communiste. On demande des comptes à n’importe qui œuvre pour autrui ; pour se conformer à un idéal collectif, à une règle de conduite majoritaire, ou en vue d’une société à venir. On n’en demande pas à qui déclare ne vouloir agir que dans l’intérêt de sa cause.
159) La maison de verre
Je n’ai pas l’intention de me bâtir une maison de verre. Une maison où chacun pourra plonger les regards. Une maison qui ne sera pas “mienne”, mais où la curiosité de mes voisins aura plein accès. Je veux une maison bien à moi. Une maison avec des parois impénétrables à l’inquisition d’autrui — une maison, grande ou petite, une cabane, une tente, une roulotte même, mais une maison qui soit à moi. Où j’accomplisse sans redouter aucune question indésirable, ce qui me plaît, c’est-à-dire ce que je trouve agréable, plaisant, utile. Dont je puisse fermer la porte ou les contrevents, lorsque je ne désire pas qu’on sache ce qui se passe chez moi. Dont je puisse ouvrir toutes grandes les issues, au contraire, quand arde le soleil ou que luit l’astre des nuits. Ou quand passe le grand souffle de l’amour.
Car je considère la vie, ma vie, comme une expérience, plutôt comme une série d’expériences. Comme une longue série d’expériences dont je verrai venir la fin sans enthousiasme. Une suite d’expériences joyeuses ou douloureuses, qui se remplacent, qui se succèdent, qui se contrebalancent, qui s’annihilent, mais dont chacune augmente mon acquis d’émotions et de sensations. Des expériences que j’abandonne, que je crois ensevelies à tout jamais dans le tombeau d’un passé mort pour l’éternité, mais qui ressuscitent sous une nouvelle forme. Des expériences qui me ravissent jusqu’au septième ciel de la sensualité ou de la cérébralité. Des expériences qui me plongent dans un abîme de tourments ou un précipice de doute. Mais je ne veux point livrer à autrui le secret de mes larmes ou de ma liesse. Je ne veux pas laisser apercevoir à autrui mes paupières rougies ou mes yeux flambant de convoitise. C’est à ceux que j’ai élus que je laisserai panser mes plaies ou calmer l’exubérance de mon enthousiasme. Je veux que ma maison soit un temple de préparation au départ pour l’expérience ; un lieu de repos au retour de l’expérience ; un lieu de refuge où ne me poursuivront pas les indiscrétions des amateurs.
Car je considère la vie, — ma vie — comme un canevas, sur lequel il m’appartient de dessiner ou de peindre les circonstances à travers lesquelles mon “moi” se meut. Des circonstances qu’il affronte avec héroïsme. Des circonstances dont il se dégage avec moins de fierté qu’il aurait souhaité. Des circonstances qui l’entraînent et le déterminent presque. Or, sur le canevas, le paysage des circonstances varie sans cesse. Tantôt les couleurs sont voyantes, le ton chaud, les nuances tranchées. Tantôt les couleurs sont ternes, le ton gris, les nuances effacées. Je ne réussis pas toujours à mélanger, à ma satisfaction, les couleurs sur la palette. Je tâtonne, je réussis à demi, j’échoue parfois. L’effet désiré est manqué, le ton est neutre, la nuance indéfinie. Quelquefois, mon canevas est souillé d’un vil barbouillage. Je ne veux point qu’on m’aperçoive, la blouse tachée par les couleurs qui s’y écrasent. Je ne veux point qu’on me surprenne, trépignant d’impatience ou hurlant de satisfaction. Je ne veux pas fournir d’armes à mes concurrents ou à mes rivaux. Je refuse d’être objet de pitié ou d’envie.
Je n’ai point l’intention de me bâtir une maison de verre. Hutte, tente ou roulotte, je veux que l’huis puisse se clore hermétiquement et que les volets n’y laissent filtrer qu’une lumière qui m’agrée. Cabane ou villa, je veux des parois épaisses m’abritant contre l’importunité.
160) L’évolution des opinions.
Un individualiste anarchiste peut être amené à modifier son point de vue, d’un détail de la vie ou de l’activité individualiste.
Son expérience personnelle, un jugement plus sain, l’ensemble de ses observations peut l’amener à modifier son opinion sur un point donné et à sentir sans contestation possible que s’il ne la modifiait pas, ce serait par veulerie, par crainte du qu’en dira-t-on de son entourage, qu’en tous cas ce serait se rendre malheureux.
Or, jamais un individualiste ne consentira à demeurer l’esclave d’une opinion qu’il ne partage pas.
On comprend donc qu’un individualiste puisse changer d’opinion concernant la praticabilité de l’illégalisme ; l’unicité ou la pluralité en amour, la libre disposition du produit personnel, etc., etc… On peut acquérir, par la suite, des lumières qui manquaient au moment où on a formulé l’opinion. Ce qui importe, c’est que dans l’opinion qu’on expose, il ne puisse être question d’obligation ou de contrainte ; qu’elle soit toujours présentée comme une proposition, jamais comme une imposition.
Peu importe qu’un camarade change plusieurs fois d’opinion ou de pratique sur un détail de la “vie individualiste”, ce qui est intéressant c’est qu’il ne lui vienne pas à l’esprit de présenter comme l’uniquement individualiste son opinion actuelle. Ce qui est intéressant, c’est que n’importe où, quand on vient en contact avec lui, on le trouve un négateur d’autorité, un professant et un pratiquant, autant que faire se peut, de la philosophie de l’anti-autoritarisme, un individualiste anarchiste vivant et actif, enfin.
161) L’absolu. Le relatif. La doctrine. La formule.
La recherche de l’absolu est une mécompréhension de l’essence même du concept individualiste. L’Absolu est toujours une contrainte — une autorité abstraite, une entité métaphysique comme Dieu ou la Loi. La Doctrine n’est autre chose que la mise en formules de l’Absolu. Les tyrans et les chefs d’école de tous les temps ont rencontré dans la Doctrine un auxiliaire d’autant plus précieux que l’Absolu, qu’elle concrétise, est chose irréalisable en soi. L’Absolu n’existe pas et la Doctrine est une prison, où l’on passe toute sa vie à essayer d’atteindre une perfection qui n’est pas dans l’ordre de choses naturel. L’ordre naturel est continuellement soumis à la relativité de l’imprévu, du fortuit, du casuel ; c’est ainsi que des calculs astronomiques les plus rigoureusement exécutés varient toujours dans les décimales à cause d’une perturbation impossible à prévoir au moment où les opérations s’effectuaient. Et il en est de même pour tout ce qu’on appelle “lois naturelles”.
Il n’est point d’absolu ni même de tendance à l’absolu. Il n’y a que du relatif, n’importe le domaine où l’on se place. Il n’y a pas de déterminisme fatal. Les choses ont lieu dans certaines conditions données d’ambiance, de temps et d’espace ; ces conditions changées, elles seraient tout autres. Le temps et l’espace et l’infini, n’existent que par rapport à nous, à notre sensibilité individuelle, à notre imagination ; à vrai dire, ils n’existent pas, nous ne pouvons, en effet, les définir à notre entière satisfaction : ce sont des pis aller.
La formule est, elle aussi, un pis aller passager et relatif aux circonstances par lesquelles nous passons aujourd’hui. Elle vaut pour le présent, le présent “vivant”, non pour demain. Hier, il pouvait m’être utile de recevoir selon mes besoins ; aujourd’hui, il peut m’être agréable de recevoir selon mon effort. Tout cela est relatif à mon état d’esprit, à mon stade de développement personnel, etc. En sachant moins, telle règle de conduite morale me convenait davantage ; ayant acquis plus d’expérience, la même règle me rend malheureux ; il faudrait que je sois un fanatique ou un esclave — ce qui revient au même — pour m’y attacher. Je ne veux pas être le forçat traînant comme un boulet une formule qui le torture. Je veux bien adhérer à une doctrine tant qu’elle me rend heureux, je refuse d’en demeurer le prisonnier. C’est pour mon plaisir, ma joie, mon utilité que j’édifie des formules ou que je construis des doctrines ; je les démolis quand elles menacent de se transformer en cellules de prison.
Toute formule qui ne me fournit pas un minimum du bonheur palpable, tangible, que j’escomptais en m’y ralliant, est à rejeter de ma vie. Une formule a pour objet de m’aider à vivre plus librement, plus heureusement, avec plus d’intensité, ou elle n’est plus qu’un instrument d’oppression.
L’expérience montre — et à qui d’entre nous ne l’a-t-elle pas indiqué ? — qu’il n’est pas de formule panacée qui convienne à tous les tempéraments et à toutes les circonstances. Le Relatif est la seule Réalité, parce qu’il est le présent, l’immédiatement accessible, ce qu’on touche, ce dont on peut espérer de jouir sur le champ, ce qui est, en un mot. Et l’individualisme est une philosophie de la vie essentiellement relative, parce qu’elle constitue une méthode d’activité pratique, personnelle, actuelle, à appliquer tout de suite par tous les tempéraments auxquels répugne la soumission à l’autorité ou à l’exploitation, ou leur emploi. Au diable la doctrine si elle implique l’asservissement et le sacrifice ! Qu’est-ce donc que l’individualisme anarchiste sinon la réaction du fond — le relatif — contre la forme — l’absolu ; de l’individu — la vie — contre le conventionnel — la doctrine ? On ne peut être à la fois doctrinaire et individualiste.
162) Le problème de l’éducation. L’initiation individualiste.
Il y a Éducation et Initiation. Il y a cette sorte d’éducation qui prétend parvenir à la rénovation personnelle en laissant ceux auxquels elle s’adresse en proie à leurs illusions — illusions sociales et illusions individuelles. Les hommes sont bons en général, et quand ils ne le sont pas, la coulpe en est à la société telle qu’elle est constituée aujourd’hui. Qu’un changement se produise extérieurement — que Dieu, l’État ou la Révolution intervienne et, comme actionnés par un coup de baguette féerique, les hommes deviendront vertueux, fraternels, désintéressés. Les péchés capitaux ou les péchés inciviques disparaîtront. Ce sera, sur la terre, le Paradis, la République sociale ou la Société communiste — selon la foi des fidèles.
Ou bien il s’agit de renoncer à telle passion particulièrement nocive — de s’abstenir d’une certaine espèce d’alimentation — de pratiquer une méthode déterminée d’exercices physiques — pour que les vices soient remplacés par des vertus — pour que disparaissent ambition, envie, arrivisme, haine, jalousie, cupidité, convoitise, que sais-je ?
Ou encore — s’il est question de “l’éducation des jeunes” — on laissera ignorer à l’enfant ce qu’est “le monde”. Il sera élevé en parfaite ignorance des intrigues qui s’y trament, des embûches qui s’y dressent, des bassesses qui s’y cuisinent. On le catéchisera ou on le moralisera. On le persuadera qu’au bout du compte, c’est l’équitable qui triomphe, le scrupuleux qui remporte la victoire ; et que la richesse et la considération sont les apanages ou les conséquences de l’honnêteté. Ou mieux encore, sous prétexte de respectabilité ou de comme il faut, on lui enseignera à fuir ses impulsions naturelles et à se méfier des élans de sa sensibilité… C’est-à-dire que dans l’un comme dans l’autre cas, on en fera un être artificiel : un malingre ou un timide, un faible ou un hésitant.
On peut ainsi passer sous silence, illusionner, suggestionner pendant plus ou moins longtemps, un jour vient cependant où les yeux se dessillent et où les oreilles s’ouvrent.
On s’aperçoit alors que l’éducateur s’est trompé ou qu’il vous a trompé, ce qui revient au même dans la pratique. La réalité s’étale sous son jour cru et sans atténuations. On s’aperçoit à ses dépens que neuf fois sur dix, l’homme — l’homme moyen — est un loup pour l’homme et que cela tient moins à la constitution de la Société qu’à sa nature fondamentale d’organisme destiné à habiter la planète. Il crève les yeux que la sélection naturelle détruit automatiquement, à plus ou moins long feu, les plus faibles, les moins aptes, les plus habiles, les moins rusés.
Le cerveau farci des paroles boursouflées que l’éducateur a prodiguées des années durant, on se rend compte soudain qu’on n’est soi-même guère davantage qu’un déchet, un inapte.
Le désillusionné s’en va alors à pas lents et grommelant, regrettant le temps perdu à écouter des balivernes. Il s’enfonce dans l’ombre, y disparaît las, découragé, sans volonté pour réagir, victime de l’optimisme béat dont on l’a abreuvé trop longtemps.
Il y a une seconde façon de comprendre l’éducation et c’est ce procédé que je dénomme “initiation”, c’est de déchirer sans pitié tout voile qui masque la réalité des choses, C’est, dès qu’il est en état de comprendre, de placer l’Individu en face des réalités de la vie.
L’homme n’est ni bon ni mauvais : il est ce que le déterminent ses convoitises individuelles et les nécessités de la vie collective ; il importe de le prendre tel qu’il est, de ne point s’en faire une idée transcendantale, de ne point le considérer non plus comme une indécrottable surbrute. La raison d’être de l’humain ; c’est de vivre selon sa nature. Et vivre, c’est parvenir à satisfaire ses besoins naturels sans entraves. L’illusion, c’est de s’imaginer que les hommes supportent avec joie les obstacles qui les empêchent d’assouvir leurs convoitises — même quand ils se sont forgés eux-mêmes ces entraves. L’illusion c’est — à part les malades ou certains tempéraments qui sont des exceptions — d’admettre que c’est sans maugréer que l’homme ou la femme renonce aux “plaisirs défendus”. S’ils le supportent, c’est grâce au narcotique irrésistible — ou peu s’en faut — d’un atavisme moral immémorial, grâce aussi à la veulerie inhérente aux êtres vivants en société ; grâce enfin à la terreur ou au respect que savent inspirer les détenteurs de la Tradition, les gardiens du Fait établi, les gendarmes religieux ou laïques.
Les individualistes ont déchiré le voile et ont averti que les choses sont autrement qu’elles le paraissent dans les livres de lecture courante ou dans les discours de distribution de prix. Ils exposent qu’il n’est point d’harmonie préétablie ; que sur la colline, dans les champs ou en pleine forêt, c’est la concurrence qui prime — que l’animal le plus brutal ou le plus rusé dévore la bestiole, que la plante la plus vigoureuse étouffe la moins forte. Ils exposent que les hommes disent très souvent autre chose que ce qu’ils pensent réellement ; que, fréquemment, ils préconisent des vertus qu’ils ne possèdent point ou qu’ils admirent des actions qu’ils sont incapables d’accomplir. Ils expliquent qu’il faut prendre garde, qu’un sourire peut dissimuler un geste de traîtrise et qu’une parole affable peut abriter de la haine. Ils disent et ils écrivent que l’auto-conservation, l’intérêt ou le désir sont les mobiles de l’action qui nous paraît parfois la plus désintéressée. Que le sol où nous nous mouvons .est semé de chausse-trappes, de pièges, de filets — que notre meilleur ami peut nous fausser compagnie au premier tournant — que c’est chose rare d’être aimés pour nous-mêmes — qu’il ne faut pas entièrement faire fond ni sur la constance de l’amant ni sur la fidélité de l’amante — que notre associé, tout en nous assurant de son dévouement, rumine peut-être, à part lui, comment il pourrait bien nous ruiner. Que le nombre est restreint de ceux qui se présentent tels qu’ils sont — que l’immense majorité des hommes cherche à paraître ou à plaire, non à être — que chacun ou presque, s’efforce, même inconsciemment, de tromper autrui sur ce qu’il vaut, cet autrui serait-il le meilleur de ses camarades. Que ce n’est pas seulement dans les discours des hommes publics qu’il faut chercher le mensonge, l’hypocrisie, l’artifice — mais qu’ils règnent en maître entre sectateurs d’une même église ou adhérents à un même groupement — que dis-je ? dans la famille, entre compagnons de lutte et de souffrances, entre victimes de l’oppression et entre bénéficiaires de la tyrannie, chez les bergers comme au sein des troupeaux.
Mais les individualistes ne s’en tiennent pas là. Une fois ceux qu’ils atteignent prévenus que l’ambiance est saturée d’illusions et de mensonges — une fois leur attention éveillée sur le plus ou le moins de confiance qu’il faut ajouter aux professions de foi particulières ou générales, ils n’ont jamais entendu leur inspirer le dégoût de la vie ou la crainte de l’activité. Ils proclament au contraire urbi et orbi la volupté de vivre, le plaisir de mordre à pleines dents — selon le cliché consacré — au gâteau des jouissances intellectuelles, sentimentales, physiques. Ils considèrent la volonté, l’intelligence, l’énergie, la sensibilité, la vigueur, comme des facteurs de formation du caractère individuel ; comme des armes dans la réaction du Moi contre l’empiètement du non-moi. Ils affirment que l’expérience qui a échoué hier peut fort bien réussir demain — qu’il conviendra de recommencer ce soir l’effort qui fut vain ce matin. Non point nécessairement parce que l’expérience ou l’effort obtiendront les résultats désirés ou escomptés — mais parce qu’ils sont des “vivants” et non des “blasés” ; et que c’est une odeur de vie et non de mort qu’ils désirent exhaler autour d’eux — parce que leur sang bouillonne en leurs artères et que leurs nerfs sont à l’état de tension — parce qu’il ne leur fait pas peur de regarder la vie en face et qu’ils s’en forment une conception affranchie du dogme ou de la loi — parce que, résultat mis à part, ils aiment l’effort pour l’effort, l’expérience pour l’expérience, la lutte pour la lutte. Mais l’effort, l’expérience, la lutte, ils ne veulent pas les risquer, ils ne voudraient pas qu’on les risquât sans que soit faite la “table rase”, sans que soient tombées des yeux les dernières écailles !
Les “aptes”, les “sélectionnés”, ceux “qui ont subsisté” — ce ne sont, pour les individualistes, ni les brutaux, ni les violents, ni les dominateurs, ni les autocrates. Ce sont ceux qui ont pu supporter que le bandeau tombe de leurs paupières, sans en éprouver de défaillance ni maudire l’effort d’exister. Ce sont ceux que la fuite des illusions et l’évanouissement des mirages ont laissé debout, intacts, tout vibrants d’ardeur et d’enthousiasme pour la conquête de leur Moi. Ce sont ceux qui n’ont pas redouté de se nourrir de l’arbre dont le fruit produit en même temps la joie et la souffrance — la jouissance et la douleur. Suffisamment conscients de leur valeur pour que la joie ou la jouissance les accroissent. Suffisamment conscients de leur capacité de résistance pour ne pas être diminués par la souffrance et par la douleur. Désirer être “ fort ” — y tendre obstinément pour soi et souhaiter que les “siens” y tendent également — voilà ce qu’implique l’Initiation, voilà à quoi convie, incite l’initiateur Individualiste anarchiste.
163) Initiateur et non Éducateur. Le vrai sens de la vie.
Je dis Initiateur et non Éducateur. Ne pas confondre. L’Educateur est un chargé de mission qui s’abaisse au niveau de ceux qu’il éduque, à tel point parfois que j’ai peur qu’on ne le distingue plus du prostitué — de celui qui se vend au public pour acquérir la renommée, la gloire ou les gros sous. L’Initiateur, parce qu’il lui agrée, montre ce qu’il sait, comme il le sait, dans la langue qui lui est propre. L’Educateur descend vers celui qui ne sait pas, et fait de lui-même un ignorant pour ouvrir l’intelligence même de ceux à qui le savoir indiffère. L’Initiateur appelle à lui, invite à monter vers lui pour les placer son échelon, ceux que ses connaissances intéressent. L’Educateur fait œuvre de vulgarisation, l’Initiateur de sélection. L’Éducateur fait des élèves, auquel un maître est toujours indispensable pour acquérir de nouvelles connaissances. L’Initiateur fait des affranchis à même de se passer de lui aussitôt que possible et. dès qu’il leur plaît.
Les éducateurs contemporains — je veux dire par là ceux qui font profession d’être des éducateurs — ont commis un grand, un impardonnable crime : c’est d’avoir négligé de dire aux “éduqués” que la seule connaissance que nous ayons jusqu’ici du phénomène cosmique, c’est qu’il nous apparaît comme un .ensemble d’états et de changements ou transformations de “matière” ou “substance”, laquelle matière semble être le théâtre d’actions et de réactions, autrement dit de luttes implacables et continuelles entre différentes forces qui y sont à l’œuvre. Toutes les tentatives faites pour voiler cette réalité de l’état de notre connaissance, ou ajouter ou en tirer des déductions qu’elle ne comporte pas, est œuvre de pure imagination. Voilà ce que des éducateurs, dignes de la vocation qu’ils prétendaient posséder, auraient dû proclamer du haut de la chaire ou de la tribune. Et d’y avoir manqué, voilà leur crime.
On ne leur demandait pas, ceci exposé, de préconiser le suicide ou l’anéantissement. Non. Il convenait simplement, une fois ces prémisses posées, d’inviter, chacun pour soi, tout être à se demander quelle attitude il aurait à adopter pour tirer de cette connaissance le plus d’avantages possibles pour la formation et l’épanouissement de sa personnalité.
Ignorer la situation que crée cette connaissance ne sert à rien :.c’est reculer pour mieux sauter. Se livrer à un pessimisme effroyablement chargé, se laisser aller au découragement, est tout aussi stérile.
Pourquoi, au milieu de toutes ces forces qui se heurtent et ’s’entrechoquent, ne pas s’efforcer d’être une force soi-même, une force qui ait la volonté de résister aux forces qui veulent l’attirer dans leur orbite, aux puissances qui veulent la faire servir à leurs fins, dès lors que leur objet. ne vous agrée point ?
Etant donné cette connaissance, pourquoi ne pas considérer les choses comme elles sont, puis se mettre à vivre, c’est-à-dire accomplir sa raison d’être ? Pourquoi ne pas adopter la conception dynamique de la vie — d’accord avec l’idée instinctive de la “volonté de la vivre” — contrairement à la conception statique ou passive de l’existence — état de morbidité individuelle qui se traduit par la résignation, le renoncement à la personnalité, l’anéantissement au sein du grand tout.
L’homme a perdu confiance en la foi et en la science. Parce qu’il leur a demandé autre chose que ce qu’elles pouvaient donner. La foi est. un phénomène de vie intérieure, de sentimentalité mystique ; la science est une somme variable de connaissances relatives.
Je ne dis pas qu’être arrivé à cette conclusion que tout ce que nous savons du phénomène cosmique, c’est qu’il semble être un ensemble d’états et de changements ou transformations de matière ou substance au sein de laquelle luttent inlassablement, implacablement et incessamment des forces différentes, je ne dis pas que cette conclusion soit de mon goût. Mais pour qu’elle cesse de me hanter, est-il nécessaire que je renonce à ma personnalité pensante et agissante, est-il nécessaire que je me suicide intellectuellement ?
On peut se placer d’ailleurs à un tout autre point de vue pour considérer cette conclusion. On peut se dire qu’elle n’est qu’une relativité, c’est à dire une apparence, puisqu’en dernier ressort, c’est quant à nous que nous jugeons — êtres finis — de phénomènes d’une étendue infinie et d’une portée indéfinie. Au moins, l’instinct du vouloir vivre individuel, lui, est autre chose qu’une relativité : il est nous-mêmes.
Le pessimiste dit : “La volonté de vivre est un piège et l’annihilation du moi est le salut”. Il me paraît, à moi, que c’est là pure fantaisie.
La vie est une vallée de souffrances que traverse l’homme — c’est vrai ; mais il y a autre chose que de la souffrance dans la vie : il y a la joie ; que dis-je ? Il y a la lutte, il y a la sensation, il y a le désir, il y a l’assouvissement du désir, la recherche du renouvellement de cet assouvissement ; il y a les petits bonheurs — les menues joies de la vie quotidienne — il y a l’activité sentimentale, intellectuelle, artistique, économique ; que sais-je encore ? Et tout cela ne justifierait pas la volonté de vivre ?
Le salut est en nous. C’est-à-dire : c’est en nous mêmes, chacun pris individuellement, que réside le sens de la vie — c’est à dire que la vie n’a de sens que vue à travers ce que nous sommes, notre Moi.
Les dégoûtés de la lutte pour la vie et autres pessimistes qui nous conseillent de nous renoncer, de faire litière de notre personnalité, sont de purs endormeurs. Si on les écoutait, on deviendrait bientôt pire que l’esclave ou le prisonnier. L’esclave peut aspirer à l’affranchissement ou à l’évasion. Le prisonnier attend sa libération. Le renoncement à la lutte pour la vie, à notre lutte pour conquérir et vivre notre vie, conduit à la résignation, c’est-à- dire à un état d’esprit mille fois pire que la captivité, qui n’est qu’une localisation du corps.
Le point de vue individualiste de la vie — surtout sous son aspect anarchiste — est, non point statique, mais dynamique. Vouloir être une force qui agisse sans se soucier des lois, des conventions, des préjugés, des idées fixes — est-il conception. plus dynamique que celle-là ?
164) Aspects pratiques de l’initiation individualiste.
L’initiation individualiste est à fins essentiellement antiautoritaires, donc critiques et négatives ; elle tend à faire de l’initié un réagisseur, à le libérer de l’influence du milieu, autant que faire se peut. Et par “initié”, les individualistes n’entendent pas l’enfant, l’adulte ou le vieillard auquel on “bourre le crâne” ; ils entendent l’unité humaine dont le tempérament d’inadapté, d’en dehors, de réfractaire, vibre à l’unisson du leur ; celui qui vient vers eux, qui fait appel à leur expérience pour apprendre à mieux haïr les dominations et les exploitations de tout poil, à se soustraire et à s’échapper davantage aux autorités de toutes nuances. qui le pressurent et l’entravent.
L’“initié” peut être aussi celui à la recherche duquel on s’adonne, celui qu’on rencontre le long de sa route. Vis à vis de lui, les individualistes ne sauraient avoir uniquement recours à la raison ou au sentiment : ce serait les placer eux-mêmes sous l’autorité d’un procédé unique ; ils s’adresseront à tout ce qui, en lui, vibre et bouillonne : les instincts tant primordiaux que surajoutés, la sensibilité tant instinctive que consciente — à la réflexion comme à l’impulsivité. Tout leur sera bon et ils ne se limiteront pas à un seul procédé d’initiation.
La grande caractéristique de l’initiation individualiste, c’est de n’être pas unilatérale, d’impliquer l’ouïe de l’autre son de cloche, de ne point laisser appeler “éducation anarchiste” ce qui n’est que du “laïcisme libertaire”, tout simplement. Un individualiste est un négateur d’autorité, au point de vue scientifique comme au point de vue politique ou économique ; ou il n’est rien du tout. La belle “initiation” qui consiste à celer à l’éduqué l’opinion contradictoire, à lui laisser ignorer ce dont on discute dans la salle à côté ? La belle “éducation” qui expose le pour et cache le contre !
Ce n’est pas l’éducation 9 qui fait l’homme, ou le délivre de ses préjugés. Ou de ses mesquineries. Ou même le libère de la tyrannie du milieu. Les grands rebelles, les en dehors et les initiateurs, ceux qui nous apparaissent comme ayant le mieux apprécié la vie, comme l’ayant fait servir davantage à leurs fins individuelles, n’ont jamais été de grands accumulateurs de connaissances. Ils ont expérimenté, joui goulûment, à satiété sans autre frein que le critère individuel de l’us ou de l’abus. C’est bien plus dans leur expérience que dans les livres ou au pied des chaires, qu’ils avaient appris à distinguer l’utile ou le plaisant du nuisible ou du désagréable.
Nous venons, nous allons, nous périssons le plus souvent sans avoir joui de nos jours et c’est tout. Les individualistes réagissent contre cette existence abrutissante : ils veulent vivre présentement, on le sait. Parmi ce qui leur est nécessaire d’apprendre. Ils sélectionnent ce qui peut leur servir d’armes dans la lutte pour la vie, ce qui peut les rendre moins dépendants de l’ambiance sociale : ce qui peut leur permettre de faire la nique aux crétins, aux arrivistes, aux surpossédants. C’est ainsi qu’ils apprennent les langues étrangères, le calcul, l’art du forgeron, du charron, du menuisier, celui du tisseur, du tailleur, du boulanger, du cordonnier. La galvanoplastie, le clichage, l’impression, la composition. L’agriculture, la mesure du sol. Le maniement des engins mécaniques et des moteurs. C’est ainsi qu’ils pratiquent les soins de propreté, d’hygiène sexuelle, apprennent à se servir des simples. Et non contents de ces “réalisations”, ils suscitent chez leurs initiés le besoin de ces connaissances, connaissances pratiques qui leur permettront de “se débrouiller”, de s’en tirer en réduisant à un minimum l’emprise de l’ambiante exploitation. Du moins, ils l’espèrent.
Tout cela, d’ailleurs, n’aura pas servi à faire de “l’initié” un individu dans toute la force du terme. Une chose de plus est nécessaire, c’est pousser qui écoute les individualistes ou vient à leur contact à “sculpter sa statue intérieure”. L’individualiste, aux jours de détresse, doit pouvoir faire autre chose que jeter le manche après la cognée ou compter — il le fait trop souvent — sur une intervention extérieure à lui. Il devrait pouvoir se replier sur lui-même, puiser sa nourriture intime dans la citerne de ses réserves expérimentales, dans le silo de sa vie originale ; là, personne ne pourrait l’atteindre et aux traits du sort, il opposerait un front d’airain. Tout n’est pas dit quand, avant d’accomplir un geste ou un acte, on s’est demandé s’il est ou non utile ou agréable ; il importe de se demander, on l’a déjà vu, si oui ou non, il s’ensuivra une diminution intérieure. L’acte ou le geste achevé, il importe de se retrouver soi-même, point entamé ou rabaissé à ses propres yeux, impassible comme devant, n’ayant rien laissé de son vouloir vivre, n’ayant rien concédé au milieu qui engage véritablement la personnalité.